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Geneviève de Gaulle et Joseph Wresinski
Bernadette Cornuau - Bernard Jahrling - ATD (Aide à toute détresse) Quart Monde
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Témoignages de la vie dans les bidonvilles en France, années 1950 / 60, par ceux qui y ont vécu
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Ci-contre, le Père Joseph vers 1959

(Vincent, le 16 décembre 2016)
Voici un chapitre dédié à Geneviève de Gaulle et Joseph Wresinski (et les autres) que je vais compléter progressivement. Je viens de lire plusieurs livres à leur sujet et j'ai été surpris de constater l'héritage que ces deux personnages ont laissé à la France, ... et moi-même, sans m'en rendre compte, j'en ai bénéficié.

La notion d'illettrisme et son dépistage lors du service militaire, la création du RMI en 1988 (revenu minimum pour les gens sans ressource), repousser autant que possible l'action d'enlever des enfants à leur famille (Merci) et d'autres lois sociales pour les plus démunies, tous cela vient de l'action de ces deux personnes (et d'autres) qui ont fait prendre conscience à la société française de la notion d'extrême pauvreté (et de vulnérabilité).

La lecture de ces livres nous montre clairement que ces deux personnages ont été préparés dès leur jeune temps à leur mission. Joseph Wresinski a vécu durant son enfance l'extrême pauvreté et la menace d'un éclatement de sa cellule familiale et Geneviève de Gaulle, de son séjour en camp de concentration, sera très sensible à la lutte contre les mauvais traitements et lorsqu'elle verra le camp de Noisy-le-Grand, cela lui rappellera des souvenirs qu'elle aurait aimé ne plus revoir.

(...) Lorsque, pour la première fois, je suis entrée dans ce grand bidonville, au bout d’un chemin de boue, sans lumière, j’ai pensé au camp, l’autre, celui de Ravensbrück. Bien sûr, il n’y avait pas de miradors, pas de sentinelles SS, pas d’enceinte barbelée et électrifiée, mais ce paysage de toits bas et ondulés d’où montaient quelques fumées grises, était un lieu à part, séparé de la vie. Et ses habitants portaient sur leur visage cette marque de détresse que je connaissais bien et qui avait sans doute été la mienne. (...)

Le fait que Geneviève soit la nièce du Général de Gaulle va être très important car Joseph Wresinski avait tendance à être méprisé dans son action. Cette "de Gaulle" au côté du Père Joseph va donc être déterminant dans la réussite de son action.

La vie sur terre est une pièce de théâtre et Dieu en est le metteur en scène. Accepter de se laisser diriger par Dieu, renoncer à sa volonté propre (associé à un désir participatif) vous permet d'y jouer un rôle appréciable... et de faire plaisir au Seigneur.
Wikipedia : Geneviève de Gaulle, née le 25 octobre 1920 et morte le 14 février 2002 à Paris, nièce de Charles de Gaulle, est une résistante française, déportée en 1944 au camp de Ravensbrück, puis militante des droits de l'homme et de la lutte contre la pauvreté, présidente d'ATD Quart Monde de 1964 à 1998.

Joseph Wresinski (Angers 12 février 1917 - Suresnes 14 février 1988) est un prêtre diocésain français, fondateur du Mouvement des droits de l'homme ATD Quart Monde, initiateur de la lutte contre l'illettrisme.

Le mouvement ATD (Aide à toute détresse, devenu Agir tous pour la dignité Quart monde) est créé en 1957 par le père Joseph Wresinski avec des familles vivant dans un camp de relogement à Noisy-le-Grand (banlieue parisienne). Ce camp avait été installé par le Mouvement Emmaüs et son fondateur l'Abbé Pierre.

S O M M A I R E
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--  S'il était comme les autres, il serait déjà parti ! (Bernard Jahrling à Noisy-le-Grand)
--  Les deux abbés (Bernard Jahrling à Noisy-le-Grand)
--  Arrivée de Geneviève de Gaulle (Bernard Jahrling à Noisy-le-Grand)
--  Témoignage
--  Mickey Mouse (Bernard Jahrling à Noisy-le-Grand)
--  C'est Dieu qui me l'a donné (Bernard Jahrling à Noisy-le-Grand)
--  Bernadette à New-York
--  La bataille de l'école (Bernadette à la Campa - La Courneuve)
--  Un certain abbé Wresinski, dont elles disent qu'il est fou (Bernadette à Noisy-le-Grand)
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--  Geneviève de Gaulle au Camp de Ravensbrück (1944)
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--  L'enfance de Joseph Wresinski  (texte à venir)
Films archives sur le bidonville de Noisy-le-Grand
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Vidéo 1  (INA) Bidonville de Noisy-le-Grand, mon film préféré - On y voit Francine, une des premières volontaires. (image ci-dessous extrait du film)

Vidéo 2
  (INA) Bidonville de Noisy-le-Grand   -   Vidéo 3  (Youtube) Joseph Wresinski, l'autre Abbé Pierre  

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Vidéo  (INA) Toulouse, le quart monde avec le père Joseph Wresinski (juin 1971)


(Vincent) C'est surement le dernier extrait que je vous partage sur cette période. De tous les livres que j'ai lu de cette épopée, c'est le livre "Pierre d’homme" de Bernard Jahrling qui fut le plus passionnant et le plus complet et je vous en conseille la lecture.

Il y raconte même sa vie sentimentale, et à cette époque où la pilule n'existait pas, se mettre en couple signifiait faire un bébé assez rapidement.
Bernadette Cornuau au Bidonville de La Campa va être confronté au problème car sa coéquipière, plus jeune qu'elle, va tomber enceinte suite à une petite aventure.

S'il était comme les autres, il serait déjà parti !


Extrait du livre "Pierre d’homme" de Bernard Jahrling - Autobiographie.
Réfugié avec sa mère allemande dans la France de l’après-guerre, Bernard Jährling a 14 ans en 1955, quand on le dépose avec les siens au camp des sans-logis de Noisy-le-Grand près de Paris.  Des abris en tôle et des tentes militaires alignés à la hâte sur une ancienne décharge, la boue, les rats, quelques pompes à eau… Dans ce lieu vivent jusqu’à deux milles personnes. « C’est quoi ça ? s’inquiète le nouvel arrivant, un camp de prisonniers ? » Il y rencontre le père Joseph Wresinski et s’engage à ses côtés.

Le serment

Vers 1957, l'usine à parpaings a commencé à connaître certaines difficultés. L'Abbé Pierre a eu aussi besoin de responsables dans d'autres secteurs. Les années passant, ceux qui restaient se rendaient compte qu'ils ne pouvaient plus tenir face à tant de malheur. Ils ne voyaient plus le bout du tunnel.

J'essaie de comprendre, avec les années, pourquoi les responsables de l'usine et les gérants du camp sont partis les uns après les autres. L'Abbé Pierre leur avait mis les choses en main. C'est vrai qu'on leur menait la vie dure. Ils ont peut-être fait ce qu'ils pouvaient, mais la plupart n'ont pas tenu le coup et sont partis.

Finalement, M. Fréquin aussi a disparu. Je ne sais pas tout. Mais je sais qu'à ce moment-là, les familles du camp se sont senties abandonnées.
On se demandait tous ce qui allait nous arriver. L'abbé Joseph était un des seuls qui restaient.

Un matin, M. Aparicio, Mme Adelet, Mme André et beaucoup d'autres, des femmes avec leurs bambins dans les bras, sont allés le voir, paniqués

- Monsieur l'abbé, bientôt ils seront tous partis. Qu'est-ce qu'on va devenir ? “

Ils avaient peur qu'il leur annonce que lui aussi allait s'en aller. Moi, je n'étais jamais loin, la première chose que je lui ai entendu dire, c'est : - Ne soyez pas inquiets.
Puis il a proposé de faire une réunion publique., donnant rendez-vous à tout le monde le soir même à six heures, sur la place de la Sainte Vierge.

Le moment venu, deux à trois cents personnes se sont rassemblées. Parmi les absents, à part les mères qui gardaient leurs petits, et ceux qui travaillaient, certains disaient :
- Ça va être encore un beau merle qui va nous chanter la même chanson.

Il faisait encore jour, mais on a d'abord sorti un câble pour brancher la lumière, parce qu'à cette époque, le bureau du directeur et l'usine à parpaings étaient les seuls endroits où il y avait du courant. Dans le camp, on avait des poteaux électriques, un transformateur, mais les câbles servaient juste aux oiseaux. Les gens piaffaient. La plupart avaient entendu parler de cet abbé Joseph, mais beaucoup ne l'avaient pas encore vu.

Le voilà qui arrive avec sa grande soutane et, comme l'Abbé Pierre, un tas d'enfants autour de lui. Il se met sur une petite butte, pour qu'on puisse l'entendre. Les gens se resserrent, pressés de lui parler, tous en même temps.

Il agite les bras pour les calmer et je me souviens qu'il dit :

- Je ne suis qu'un simple aumônier. Mais ce que vous vivez, je l'ai vécu, et j'ai choisi d'être avec vous. Votre combat sera le mien. Il sera difficile. Nous aurons du mal à nous faire comprendre. Mais vous ne serez jamais plus un peuple oublié. Je vous en fais le serment.

Il a dit tant de choses ce soir-là. J'en ai oublié pas mal, mais son “ serment “ m'est resté jusqu'à ce jour, comme si je l'avais fait en même temps que lui.

Sur le moment, j'ai dit à Coco :

- Tu vois, ce rachaï (c'est le nom que les voyageurs du camp donnaient aux prêtres), ce qu'il dit, j'y crois.

Près de moi, Mme Ronda, une manouche, avec sa petite dormant sur son épaule : - Moi aussi.
Mais beaucoup ne l'entendaient pas de cette manière. Certains avaient la haine, au point de ne jamais ouvrir leur porte à qui que ce soit, encore plus s'il représentait la religion.

D'autres : - Qu'est-ce que vous pouvez y faire ? Vous êtes tout seul !

Lui : - Est-ce que vous n'êtes pas tous ici, avec moi ?

Autour de moi, ça remue, des grincheux, des grognons. Il continue :

- Nous allons appeler à l'aide pour que d'autres nous rejoignent. Il y a ici, comme ailleurs, des gens qui meurent, non pas de vieillesse, mais de l'oubli des autres. Ensemble, nous devons refuser ça !

- Dis donc, me glisse Coco, il voit grand, ton rachaï !

Je ne sais plus ce que je lui ai répondu, mais pour moi, de ce rassemblement dans cette gadoue, entre cet homme et nous, ce soir-là, quelque chose est né, qui s'appellera bientôt l'association “ Aide à toute détresse “.

Je crois bien que c'est aussi à partir de ce jour que l'abbé Joseph Wresinski a été baptisé par ceux du camp : “ Père Joseph “, comme quelqu'un de notre famille.

La réunion finie, il faisait nuit noire. En revenant de son boulot, mon grand frère Peter, encore en bleu, était parti à ma recherche avec sa moto. Quand il m'a retrouvé avec mes copains, Coco, Joël, Loulou et sa sœur Chantal, tout de suite, je me suis dépêché de lui dire : “ La réunion vient de finir. “ J'avais peur qu'il me tape parce que je n'étais pas encore rentré. Il a arrêté son moteur :

- Alors ?
- Alors, je sens que je vais refaire des rêves que je n'avais plus faits depuis longtemps...
- C'est l'autre curé qui te fait cet effet-là ? Tu deviens taré, frangin.

Je ne réponds pas. Je pense seulement que mes rêves, on ne peut pas me les prendre.
Je me tourne vers mon copain :

- Coco, explique-lui, toi.
- Ouais, le rachaï, il a pas mal impressionné. Tout ce que j'espère, c'est qu'il va pas nous entuber !

J'ajoute : - Avant, je n'étais pas sûr. Maintenant... Je ne sais plus.

- Il fera comme les autres, lâche Peter haussant les épaules, il foutra le camp !

Sa réflexion me trouble. Je reviens à la charge :

- Les curés qui vont voir des familles comme nous, à part l'Abbé Pierre et lui, j'en connais pas. Le pasteur, arrivé à Pomponne (l'ancien camp ou était logé cette famille avant d'arriver ici), il nous a déposés et il s'est barré. Lui, il est peut-être venu avec rien, mais il est là, avec nous. C'est ça la différence. C'est vrai : des tas de gens étaient déjà passés dans le camp, des hommes cravatés aussi, avec plein de belles paroles. Mais dès qu'ils nous avaient découverts dans cette boue, leurs baratins avaient fondu. On ne les avait plus jamais revus.

Cet abbé ne leur ressemblait pas. Ça me mettait en rogne que Peter ne me croie pas. A mes copains, j'ai dit : - Bande de cons ! s'il était comme les autres, il serait déjà parti !

Mon frère aurait pu me mettre une claque. Il ne l'a pas fait. (Ce grand frère remplaçait l'autorité du père absent et Bernard Jahrling avait une tendance à devenir voyou, ce que Peter avait compris, d'où la sévérité de ce dernier avec son petit frère).



 

 

Les deux abbés

L'Abbé Pierre nous présente notre nouvel aumônier, à côté de lui, l'abbé Joseph.

Extrait du livre "Pierre d’homme" de Bernard Jahrling - Autobiographie. Réfugié avec sa mère allemande dans la France de l’après-guerre, Bernard Jährling a 14 ans en 1955, quand on le dépose avec les siens au camp des sans-logis de Noisy-le-Grand près de Paris. 

Fin 1956. Dans le camp, une réunion est annoncée avec l'Abbé Pierre et les gens d'Emmaüs. Dans le bâtiment en bois de l'usine à parpaings, il y a déjà plein de monde quand j'arrive. Et là, sur une estrade, je vois deux prêtres. Je reste au fond, et je demande à une femme à côté de moi :

- Qui c'est, celui avec une barbe ?
- Ben, c'est l'Abbé Pierre !

Moi, je ne savais pas. On me parlait de l'Abbé Pierre, mais je ne l'avais jamais vu. L'autre abbé, je le reconnais, c'est celui que j'avais conduit à l'accueil.
A côté d'eux, trois personnes : le responsable de fabrication de l'usine à parpaings, le chef de chantier et le directeur du camp.

L'Abbé Pierre nous présente notre nouvel aumônier, à côté de lui, l'abbé Joseph.

Puis il nous explique longuement qu'il ne peut pas rester en permanence à Noisy, car il y a des cités Emmaüs dans toute la région : Pontault Combaut, Plessis-Trévise, Neuilly-Plaisance, Neuilly-sur-Marne et bien d'autres... Il ajoute que, maintenant, s'il y a des problèmes, il faudra s'adresser à monsieur Fréquin, le directeur du camp.

C'était comme une passation de pouvoirs.
Mais, les gens n'étaient pas d'accord. Ce gars-là était peut-être un monsieur, mais c'était encore une nouvelle tête et on ne le sentait pas.

Vient le tour de l'abbé Joseph. Pour se faire comprendre, il agite les mains, criant presque au bord de la colère. J'aime sa façon de parler. Elle me met en confiance. Dans notre milieu, on sent tout de suite ces choses-là : cet homme est comme nous.

Le nouveau directeur n'a pas l'air d'apprécier. Sur son visage, on arrive presque à lire ce qu'il pense :
” Qu'est-ce qui lui prend à celui-là ? On l'a fait venir comme aumônier, de quoi il se mêle ? ! “
Plus l'abbé Joseph parle, plus il le coupe à tout bout de champ. On le voit changer de couleur. Les gens dans la foule :

- Mais laissez-le parler !
- On n'entend rien !
- Mais arrêtez ! bande de cons !

A ce moment-là, un homme se lève. Je ne me rappelle plus de son nom, mais je me souviens de sa moustache de grognard jaunie par le tabac et de sa voix de phoque qui se met à hurler :

- Mais taisez-vous ! Pour une fois qu'un curé nous défend, faut l'écouter, merde !

Aussi sec, tout le monde applaudit. Les femmes, les enfants, tout le monde. Et, peu à peu, le calme revient. Tant que l'abbé Joseph ou l'Abbé Pierre parlent, les gens écoutent. Mais dès qu'un autre, sur l'estrade, prend la parole, ce sont des sifflements, des cris de toutes sortes. Certains lancent même :

- Mais faites-les taire, ces charlots !

C'est vrai : pour nous, ceux-là ne comprenaient rien à ce qu'on vivait dans ce camp. Ils ne vivaient pas avec nous. Et chaque fois qu'ils ouvraient la bouche, c'était pour dire n'importe quoi.

Ma mère ne sortait presque jamais. Il fallait qu'elle s'occupe des petits et elle ne comprenait pas bien le français. Par contre, elle voulait savoir. Quand j'ai ouvert la porte de notre igloo, je l'ai trouvée en train de surveiller sa marmite. De ses petits yeux, elle m'a fait :

- Alors, mein Sohn (“mon fils“ en allemand), cette réunion ?

- Ben... il y avait l'Abbé Pierre et aussi, tu sais, l'autre curé que j'avais accompagné une fois à l'accueil. L'abbé Joseph il s'appelle.
Tu l'aurais vu ! Quand il a parlé, tout le monde s'est tu. Même les enfants ont arrêté de jouer. Tu sais, au bord de la mer, y a toujours le bruit des vagues et là, d'un seul coup : plus rien. Sauf la mère Pipelette, à côté de moi, qui a dit : “ T 'entends comment il cause, celui-là ! “. Pour moi aussi, des mots pareils c'était...

Ma mère secoue la tête.

- Quels mots ?
- Je ne sais plus. Il en a dit tellement... Par exemple, il a dit : “ Vous n'êtes plus seuls. Jamais plus vous ne serez seuls.

Elle fait la moue. Je vois bien qu'elle n'y croit pas. - Va pas trop vite.
Et moi, presque en colère :

- Je te jure, Orna ! Quand il s'est levé, les gens voulaient tous s'approcher de lui et de l'Abbé Pierre pour leur serrer la main. Moi aussi, je l'ai fait.

Un peu voûtée, elle balance encore la tête et conclut : - T'es encore jeune.

(...)

Ci-dessous, le camp de Noisy-le-Grand au petit matin

 








- De Gaulle... Vous êtes la fille du Général ? Petit sourire.
- Je suis sa nièce.


Extrait du livre "Pierre d’homme" de Bernard Jahrling - Autobiographie. Réfugié avec sa mère allemande dans la France de l’après-guerre, Bernard Jährling a 14 ans en 1955, quand on le dépose avec les siens au camp des sans-logis de Noisy-le-Grand près de Paris. 

C'est qui ?

Qui est cette personne avec le Père Joseph ? Cette petite dame, toute frêle, avec un grand manteau, un châle autour du cou, et un beau sourire. Surprise : ils vont chez moi.

Je rentre à mon tour et j'écoute, très impressionné par cette femme. Je ne sais pas pourquoi. - Va un peu plus loin, dit ma mère. On doit se parler.

Mes yeux restent fixés sur cette personne. Je sors. Il y a un attroupement devant chez moi. Les gens veulent savoir.

- C'est qui ?
- Ça doit être quelqu'un. L'autre insiste :
- Mais qui ? quoi ? une dame de l'État ? une assistante sociale ?

Par la fenêtre, j'aperçois le Père Joseph qui embrasse ma mère sur le front. J'entre. Il lui dit : - Courage !

La dame lui serre la main. - On va se revoir.

A cet instant, entre cette femme et ma mère, j'ai ressenti une étrange estime. Je les vois repartir, le Père Joseph et elle, vers d'autres igloos. Derrière eux, plein d'enfants, des adultes aussi.

Elle ne nous a pas dit son nom en entier, au début. Ce n'est que beaucoup plus tard que je l'ai su. Elle est venue à Noisy, non pas avec son nom d'abord, mais avec son cœur. C'est ça qui lui donnait sa force.

Elle n'a pas fait comme beaucoup de gens avant elle qui ont promis monts et merveilles, et derrière : le néant. Elle se faisait appeler Geneviève. Simplement. Habillée modestement, mais belle, avec toute sa noblesse, qu'est-ce qu'elle venait faire ici ? Un jour, on lui a carrément demandé comment elle s'appelait. Elle a répondu :


- Geneviève de Gaulle Anthonioz.
- De Gaulle... Vous êtes la fille du Général ? Petit sourire.
- Je suis sa nièce.

A partir de là, ça a été un remue-ménage dans les igloos. J'étais fier de connaître quelqu'un de la famille de Gaulle, et je n'étais pas le seul. Mais qu'est-ce que ça allait changer ?


Photo ci-contre, le chemin de l'école au Camp de Noisy-le-Grand









Témoignage


Boudehouche Bachir // 30/11/2016 á 20 h 28 min

J'ai habité ce camp de 1964 à 1969. On payait notre loyer au père Joseph, près (de l'igloo) du catéchisme.

(Le terrain appartenait à l'Abbé Pierre (d'où la présence d'un aumônier), ce Bidonville n'était donc pas une occupation illégale)

Dans un igloo , il y avait deux chambres et un grand salon. On allait à l'école Le clos d'Ember, rue Jules Ferry.
Monsieur Miller nous déménagea pour 5 ans dans une Cite de la joie à Plessis-Trevisse et puis dans une Cite d'Emmaüs à Aulnay-sous-bois.

Une vie de grande détresse pour mes parents... mais moi j'ai mes souvenirs.

(Vincent) Avant indépendance de l'Algérie (1962), les travailleurs de ce pays en France, en plus d'être mal logé, subissaient un racket de la part des partisans du FLN (front de libération nationale) et ceux qui ne voulaient pas payer risquaient leur vie (on retrouvait leur cadavre dans les bois). Cette ambiance de western terrorisait les volontaires du Père Joseph. La scène la plus dangereuse qu'a vécu Bernadette Cornuau au Bidonville de la Campa fut lié à ce genre d'histoire.

On retrouve des traces littéraires de ces événements par les couples franco-algériens qui habitaient les bidonvilles et qui fréquentaient les volontaires du Père Joseph.





A partir de ce jour, on devenu comme frère. Pas à cause du chat, à cause du pardon.


Extrait du livre "Pierre d’homme" de Bernard Jahrling - Autobiographie. Réfugié avec sa mère allemande dans la France de l’après-guerre, Bernard Jährling a 14 ans en 1955, quand on le dépose avec les siens au camp des sans-logis de Noisy-le-Grand près de Paris. 

Mickey Mouse


Les rues du camp avaient des noms de fleurs. Certains en faisaient pousser. Mais à la nuit tombante, rampant à toute vitesse, des nuages de rats piétinaient à travers tout, au point de nous sauter dans le dos quand on s'asseyait dehors sans faire un petit feu de bois. A cause de ça, la plupart des gens avaient des chats ou des chiens, car beaucoup d'igloos avaient encore le sol en terre battue et il n'était pas rare qu'un de ces “gaspards “ morde un enfant dans son sommeil.

La carriole de Besnard, l'épicier, passait devant chez nous pour ramasser les ordures, tirée par un âne ou un mulet, je ne sais plus, quand ma mère m'a demandé :

- Il est où Mickey Mouse ?
- Il doit être dehors.

Comme nous, c'est là que notre chat passait le plus clair de son temps.

- Va le chercher, j'aime pas qu'il traîne.

Je cherche partout dans le camp et demande à mon copain Coco de m'aider. “Vous n'avez pas vu un chat gris avec une tache blanche en dessous du coup “ Personne ne l'avait vu. Mickey Mouse était introuvable. Au bout de plusieurs jours, on a pensé qu'il s'était sauvé, ou bien qu'on nous l'avait volé.

Tout le monde tenait à son espace pour se sentir chez soi. Un matin, je devais remplacer des poteaux de barrière derrière notre igloo parce que la clôture était esquintée. Je creuse, en débordant un peu sur le terrain de notre voisin Albert, surnom King Kong, parce qu'il était grand et fort. Et voilà que je tombe sur une tête de chat et de la fourrure grise ! Mais, c'est... Saisi, je cours chercher ma mère.

Photo ci-dessous, le camp de Noisy-le-Grand en 1959, composé majoritairement de Français.
Une enquête de 1966 estime que les bidonvilles rassemblaient environ 75.000 personnes majoritairement mais non exclusivement de nationalité étrangère : 42 % de Maghrébins,
21 % de Portugais, 6 % d’Espagnols et 20 % de Français parmi lesquels beaucoup habitent l’îlot de Noisy-le-grand (composé à 80 % de Français) et
14 % d'autres nationalités.

- Viens voir ! Elle me suit.
- Regarde.

Stupéfaite, elle balance la tête. - Oh, non. C'est pas vrai !

En même temps, le même nom nous vient à l'idée : King Kong. - Attends, je vais aller voir.
Je mets la main sur mon couteau, dans la poche arrière de mon jean.

- Pas de conneries, Bernd ! dit ma mère. Combien de fois elle m'a dit ça !

Elle reste près de moi. Je cogne à la porte. Le voisin m'ouvre.

- Albert, t'aurais pas vu mon chat, par hasard ?
- Non, non, fait- il, gentiment rigolard.

Malgré qu'il soit plus grand que moi, je l'attrape par le cou. - Tu viens avec moi.

Je crois qu'il commence à comprendre. Il me suit sans rien dire, l'air piteux. Je lui fais voir les restes de mon chat et je lui dis, plein de rage :

- Ça, c'est dans ton jardin ! Il se défend.
- C'est pas moi qui ai mis ça là ! Je sors mon cran d'arrêt.
- Et ça, c'est quoi ?

A cet âge- là, j'étais prêt à tout pour me faire respecter.

- J'ai rien à voir avec ton chat !
- Arrête ! Arrête de mentir ou je te...
- Bernd ! Range- moi ce couteau ! crie ma mère.

Finalement, tête basse, il avoue : - Oui... c'est moi.

En allemand, ma mère me dit : - J'espère qu'il ne l'a pas tué par plaisir, au moins ?

Je traduis. Il s'écrie, honteux : - Non !... Je l'ai tué parce qu'on n'avait rien à bouffer.

Là, je suis complètement cassé. J'étais prêt à l'écharper. Il me fait pitié. La lame de mon couteau me renvoie mon image. Quand je pense à la bêtise que j'aurais pu faire, je ne suis pas fier. Je le referme.

- Écoute, on verra ça plus tard. Il rentre chez lui. Nous aussi.

- C'est pas possible... dit ma mère. Il aurait pu au moins nous demander ! Tu vois, mein Sohn (mon fils), quand on n'a rien, de quoi on est capable ?
C'est vrai. En moi- même, je me suis dit qu'il n'était sûrement pas le seul.

Avant de rentrer, elle se retourne :
- Ton couteau, je veux plus le voir. J'ai pas fait des enfants pour qu'ils soient meurtriers.


---------   (Plusieurs pages du livre ont passé) -------------


(…) Ce jour- là, un peu plus tard, j'ai vu notre curé (Joseph Wresinski) marcher dans le camp, levant sa soutane pour éviter la boue, entouré d'une petite troupe. Près d'un endroit où des murs commencés avaient été abandonnés, il s'est arrêté : “Et si on construisait ici ?

King Kong s'est approché à ce moment- là, probablement pour obtenir un secours du Père Joseph, comme beaucoup. Avant d'aller plus loin, il m'a demandé :

- Qu'est- ce qu'ils font ?
- J'ai entendu les femmes parler d'un dispensaire ...
- Quoi, dispensaire ?
- Mais, tu sais bien ! un endroit où on soigne les gens.

Il change de conversation : - Tu veux pas un chat ?

Je le regarde, étonné. Il continue : - Comme ça, tu m'en voudras plus.

- Il y a longtemps que je t'en veux plus. Il a quelle couleur, ton chat ?
- Un peu comme le tien, dans le temps. Gris avec une tâche blanche sous le cou.

Une fois chez nous, ce chat, ma mère l'a appelé Mickey Mouse, comme tous ceux qu'on avait eus avant. A partir de ce jour, "King Kong", pour moi, est devenu comme un frère. Pas à cause du chat, à cause du pardon. (...)







C'est Dieu qui me l'a donné


Extrait du livre "Pierre d’homme" de Bernard Jahrling - Autobiographie. Réfugié avec sa mère allemande dans la France de l’après-guerre, Bernard Jährling a 14 ans en 1955, quand on le dépose avec les siens au camp des sans-logis de Noisy-le-Grand près de Paris.

Tombé du ciel

(1956 - Bernard a 15 ans)
Assis, adossé au socle de la Sainte Vierge qui domine le camp, tout se brouille dans ma tête. Pourquoi des hommes essaient d'enlever des enfants, font souffrir des mères ?

( La hantise de tous ces gens était que les services sociaux leurs prennent leur enfants.)

Pourquoi l'argent, comme l'espoir, nous échappe toujours ? J'en ai marre de cette vie dans la boue, marre de voir ces femmes qui passent leur temps à supplier le ciel, marre de ces bagarres, marre de cette honte. Il faut que je trouve une solution.


La pluie qui mouille mon visage me ramène à la réalité. Il commence à faire nuit. En rentrant, ma mère m'attend sur le pas de la porte.

( La mamans est allemande, réfugiée en France car ayant épousé un prisonnier français en Allemagne. Ce Français, ouvrier agricole, était devenu alcoolique, ce qui avait provoqué une séparation car il devenait violent avec les enfants du premier mari, un allemand mort durant la guerre. Bernard Jahrling est le dernier enfant du premier mari allemand, il vit avec sa mère et les enfants du 2e mari français.)

- Où tu étais encore en train de traîner ?
- Je pensais...
- Au lieu de penser, tu ferais mieux d'aller chercher du pain. J'ai rien à donner à ton frère pour demain. Et il n'y a plus de lait pour tes sœurs.

Mon frère (enfant du premier mari allemand) travaillait depuis quelques jours et n'avait encore rien touché.

- Tu me donnes des sous ?
- J'ai plus rien. Va voir les voisins. Demande s'ils n'ont pas un petit billet à nous prêter.
- Ras-le-bol de ne pas avoir d'argent ! Moi aussi, je veux travailler.
- Trouve déjà pour ce soir !

Je vais en face chez la famille Buttas. Parfois, ils nous dépannent. Cette fois-ci, ils ne peuvent pas. J'essaye de trouver ailleurs. Je demande à plusieurs familles.
En vain. Il faut que mes sœurs mangent, il faut que mes frères mangent. Je dois ramener du pain.

Il pleut de plus en plus. Je suis trempé maintenant. Je descends quand même en ville, décidé à voler. J'arrive à la pointe de Gournay. Devant les lumières de la boulangerie, j'hésite.
A cette période-là, si quelqu'un du camp se faisait piquer, il s'en prenait un maximum.

Même si je n'y crois plus, en moi-même, je dis les mots que je ne veux plus dire : " Seigneur, aide-moi. " Au même instant, derrière moi, une voiture m'arrose complètement le dos. Je me retourne pour l'insulter. Elle s'éloigne dans la nuit.
Et là, éclairé par la vitrine, je remarque dans le caniveau un papier qui a une forme et une couleur que je reconnais d'instinct. Je plonge dessus, sans m'occuper de la flotte, ni des voitures qui passent au ras du trottoir.
A plat ventre dans le caniveau, je tends le bras et je l'attrape avant qu'il disparaisse dans l'égout. Un billet de cinq cents ! (anciens francs) En me remettant debout, je relève ma veste, mes pulls, et je trouve un coin à peu près sec de mon maillot de corps pour essuyer le précieux billet. Et là, comme le curé d'Annet le faisait souvent pendant sa messe, me voilà comme lui, levant la tête et les deux mains, recevant l'eau bénite de la pluie, disant ses mots : " Merci Seigneur ! ".

Photo ci-dessous, Le camp de Noisy-le-Grand en 1964

J'entre dans la boulangerie, je demande six baguettes, tout heureux de les payer avec ce billet tombé du ciel. En sortant, je vais acheter des pommes de terre, des œufs, du lait, des bougies. Me voyant arriver, ma mère me questionne, soupçonneuse :

- T 'as eu ça où ?
- C'est Dieu qui me l'a donné.
- Tu te fous de moi !

Je lui raconte ce qui s'est passé. Elle ne veut pas me croire

- Dis plutôt que tu l'as volé !
- Mais non ! arrête !
- Alors, jure-le sur la tête de tes frères et sœurs.
- Je le jure. Tu dis tout le temps que Dieu existe et quand il fait un miracle...

C'était vraiment ça parce que sinon j'allais en taule.
Rassurée, elle a préparé le manger et rempli la gamelle de mon frère. Cette fois-là, nous nous sommes couchés le ventre plein.

Je savais bien qu'il ne fallait pas espérer tous les jours un miracle, et que demander sans arrêt à droite et à gauche, ce n'était pas une solution. Une idée m'est venue :

- Orna (maman), tu sais, le monsieur chauve qui s'y connaît pour les papiers...
- M. Aparicio ? Ah oui, il pourrait te conseiller pour trouver du travail. (...)


Une présence derrière moi

(Juillet 1956) Dans le camp, on vivait hors du temps. Souvent, on se donnait rendez-vous en face de chez Besnard, l'épicier qui a remplacé Jhoubi, pour jouer au foot.
C'était l'été. En 56, je crois. Assis dans l'herbe jaunie, j'attendais mes copains. Soudain, je sens une présence derrière moi. Je me retourne, je vois un bonhomme avec une grande soutane toute noire, et une valise pareil. Je lève les yeux. La douceur de son regard me surprend.


Un peu dégarni du crâne, penché du même côté que sa valise, ce curé me tape un bon coup sur l'épaule : - Ça va, vieux frère ?

Étonné que quelqu'un que je ne connais pas m'aborde de cette façon, je lui réponds : - Ça va.

Et, alors que je me lève, il me demande : - Est-ce que tu pourrais me dire où se trouve le bureau d'accueil ?

Bras tendu, je lui montre où c'est. Puis, comme j'ai envie de savoir à qui j'ai affaire, je dis : - Je vous accompagne.

Nous marchons côte à côte. L'observant du coin de l'œil, je vois qu'il balance la tête, regardant autour de lui, et je l'entends qui marmonne :
- C'est pas possible... C'est pas possible.

A l'époque je me méfiais de tout ce qui touchait à la religion, mais cet homme en soutane m'impressionne. Le premier igloo de la rue des Fleurs servait de bureau d'accueil.

Je cogne à la porte.  - Entrez !

J'ouvre et je me recule pour le laisser passer. Il insiste pour que j'entre avant lui. - Non, non, non. Après vous, monsieur le curé.
L'homme du bureau, pipe à la bouche, lunettes au bout du nez, serre la main au prêtre qui se présente :

- Je suis l'abbé Joseph Wresinski, le nouvel aumônier.

C'était la première fois que j'entendais ce nom. (...)






Bernadette à New-York


Extrait du livre "
J'ai cherché si c'était vrai"
sur l'histoire de Bernadette Cornuau (1934-2012) de Jean-Michel Defromont

Bernadette, jeune secrétaire de direction au sein d’une grande entreprise de luxe française (L'Oréal), à rejoint les premiers volontaires permanents autour de Joseph Wresinski.
Après le Bidonville de Noisy-le-Grand et celui de la Campa à La Courneuve, Joseph Wresinski envoie Bernadette (30 ans) à New York.

(1963) Cette année-là un « Colloque international sur les familles inadaptées » à l'UNESCO, à Paris !


Des États-Unis, Lloyd Ohlin, professeur à Columbia Universiry, a fair le déplacement. Il présente à ce colloque un projet de développement communautaire qu'il a exposé dans un livre sur le Lower East Side., un quartier ghetto de Manhattan, à New York. (...)

Après ses voyages à l'étranger, où le père Joseph avait découvert une population aussi méconnue et oubliée que celle des lieux bannis en région parisienne, il était persuadé que son mouvement, pourtant encore à l'état d'embryon, devait sortir non seulement d'Île-de-France, mais des frontières de l'Europe.

« Alors, explique Bernadette, il a tout de suite proposé à Ohlin qu'on aille à New York pour chercher cette population constamment maintenue à l'écart des différentes communautés pour y faire, en quelque sorte, une expérience de participation. J'étais à La Campa quand il m'a demandé de prendre en charge ce professeur pendant toute la semaine, et de l'emmener voir les lieux de misère autour de Paris.

À la fin du séminaire, le père Joseph a proposé que ce soit moi qui parte là-bas. J'ai dit oui, à condition qu'il trouve quelqu'un pour prendre la relève à La Campa. » (...)
Bernadette accepta donc de partir seule pour l'Amérique.

X. Sur les toits de New York

« C'était la première fois que je prenais l'avion. Ce soir d'août 1964, en arrivant à New York, j'ai été plutôt ahurie. »

Au contrôle d'abord. Quand les douaniers demandent à Bernadette d'ouvrir sa valise, elle découvre avec stupeur, en même temps qu'eux, que des billets de banque ont été soigneusement étalés au-dessus de ses affaires.

« Cela ne pouvait être que le père Joseph. J'ai dit à la police que je ne comprenais pas. Ils n'ont pas cherché plus loin. »

(Vincent) Je pense plutôt à un cadeau miraculeux de la Divine Providence.

À l'aéroport, personne pour l'attendre. Elle a juste une adresse en poche, celle de Mobilization for Youth (Mobilisation pour la jeunesse), l'organisation censée l'accueillir. Il ne lui reste qu'à prendre un de ces fameux taxis jaunes qui font la queue à la sortie.

- Lower East Side ...  Quand elle lui tend son papier, le premier chauffeur grimace avant de faire non de la tête. « Je me risque jamais dans ce coin-là. »

Wikipédia : Le Lower East Side est un quartier de l'arrondissement de Manhattan à New York. Longtemps habité par une population ouvrière et défavorisée, ce quartier avait autrefois mauvaise réputation. Plusieurs chefs mafieux encore adolescents y firent leurs armes dans le Five Points Gang, notamment Frankie Yale, Johnny Torrio et Al Capone.

Photo ci-dessous, Brooklyne en 1963, situé juste à coté du quartier  de "Lower East Side" à New York.

Le suivant décline aussi la course (...) Le troisième (...) Le quatrième aussi fait la moue. La jeune Française lui explique qu'elle n'a aucun autre moyen pour y aller, que bientôt il fera nuit, qu'on l'attend, qu'elle ne peut pas rester là. Le gars dodeline de la tête et finit par concéder :

- Je veux bien vous déposer à proximité du quartier, mais pas jusqu'à votre adresse, là. Va falloir que vous marchiez.

Sans chercher à argumenter, elle pousse déjà sa valise sur la banquette arrière et la voilà installée, ne sachant où donner des yeux, tentant d'apercevoir le haut des gratte-ciels dominant impassibles la ville trépidante. Ce soir-là, une grande manifestation contre les coupures de subventions, jusque-là attribuées aux projets de lutte contre la pauvreté, a envahi le cœur de Manhattan, dont le Lower East Side.

Quand le taxi la dépose, Bernadette demande son chemin, et elle se retrouve bientôt en plein dans la manifestation.  Sur le papier chiffonné qu'elle serre dans sa main, deux noms, ce­ lui du directeur de Mobilization for Youth, un des principaux organisateurs de la marche, et celui du sous-directeur, très pris lui aussi.

Il fait quasiment nuit maintenant, et elle commence à se demander où elle va pouvoir dormir quand une femme s'arrête à sa hauteur.
Elle jette un œil à sa valise :« Vous êtes Bernadette ? »


La jeune Américaine se présente. Elle s'appelle Marjorie. Elle est secrétaire à Mobilization for Youth. Elle savait qu'une com­patriote de son mari, Français lui aussi, devait arriver et invite aussitôt Bernadette à dormir chez elle. Quand notre voyageuse déclare à son hôte qu'elle espère trouver un appartement dans le quartier même, Marjorie la met d'abord en garde : ceux de l'organisation n'habitent pas le Lower East Side. Trop dangereux paraît-il.

« C'est quand même elle qui m'a trouvé un logement dans le quartier, elle aussi, avec son mari, qui m'ont aidée à trouver des meubles, parmi ceux que les gens mettaient dans la rue le dimanche. Marjorie est restée une amie sur qui j'ai toujours pu compter. »

« Le Lower East Sicle, comme d'autres quartiers de New York, était comme un village. Beaucoup de Noirs y vivaient, pour la plupart grâce au welfare (l'aide sociale). Des Portoricains y subsistaient un peu mieux - dans des travaux pénibles, c'est sûr, mais au moins ils avaient du travail.
Les familles américaines blanches y restaient enfermées chez elles parce que, dès qu'elles sortaient, les parents se faisaient insulter. Souvent, les enfants n'allaient pas à l'école, ils traînaient dans la rue. L'histoire de ce quartier était faite des vagues d'immigrants qui n'avaient pas eu les moyens de repartir ailleurs. (...)


J'habitais donc un de ces petits immeubles collés les uns aux autres, tous pareils, des blocs de quatre étages, deux appartements par palier, et des escaliers extérieurs. Le mien était juste au coin de l'avenue C et de la Quatrième Rue. Presque tous les jours, dans le quartier, il y avait des incendies.

Au lendemain de mon installation, je me suis fait piquer tout mon argent, chez moi. J'avais dû laisser ouvert.»

Elle le dit à Marjorie, qui l'accompagne aussitôt à la police du quartier. Le sergent commence par appeler la banque du coin. Effectivement, il y a eu de l'argent français déposé la veille par des jeunes du quartier. La police ne mettra pas longtemps à mettre la main dessus.

« J'ai donc récupéré mon argent liquide français. Les policiers ont demandé si je voulais porter plainte. J'ai dit non. Je ne pouvais pas commencer comme ça. »

Le travail de la nouvelle arrivante consiste à rencontrer les familles repérées pour l'absentéisme scolaire de leurs enfants, et à inventer ensuite - en lien avec le centre communautaire du quartier, Mobilization for Youth et les établissements scolaires - des moyens pour que les parents sortent de leur enfermement et se sentent suffisamment en sécurité pour envoyer leurs enfants à l'école. Il y avait de quoi ne pas se sentir tranquille quand on voyait, par exemple, un policier courir après des gamins dans la rue, l'arme à la main.

Bernadette commence donc sa tournée : « J'y allais seule. Comme je devais voire routes les familles, je montais par les es­caliers extérieurs et je redescendais par les escaliers intérieurs. J'étais jeune, je voulais découvrir, et comme ces escaliers de secours conduisaient jusqu'aux toits, je montais tout le temps jusqu’aux toits des immeubles.

Et c'est là qu'elle surgit dans une scène de cauchemar : une dizaine de garçons de dix, douze ans accroupis sur le toit ou allongés dans la poussière, certains les yeux révulsés.

C'est à peine si ces enfants, même pas des adolescents, remarquent sa présence, si concentrés qu'ils sont à se piquer l'un l'autre, se passant leur seringue ou déjà emportés dans leur extase fiévreuse. Hébétée, c'est tout juste si Bernadette parvient à faire quelques pas.


« J'ai mis la main sur l'épaule d'un ou deux d'entre eux, mais sans vouloir les déranger. Je savais que dans l'instant je ne pouvais rien. J'ai repris l'escalier intérieur. En haut des marches, je ne pouvais plus descendre. » Plusieurs fois confrontée, sur les toits, à la même situation, elle restera marquée à jamais par cette vision infernale.

« Tout de suite après, j'ai reconnu ces enfants dans les jeunes que je voyais dans la rue tituber, hagards. Je me suis dit : ils sont foutus pour la vie.
Je n'avais pas remarqué ces jeunes avant, je ne les ai remarqués qu'après. Parfois, il suffit d'un événement pour voir ceux que tu rencontres tous les jours tout à fait autrement. (...)

XI. Avec Martin Luther King
.
En octobre 1964, Martin Luther King devient le plus jeune lauréat de tous les prix Nobel de la paix. Dans les États du Sud, la ségrégation reste forte ; le droit de vote - bien qu'inscrit dans le quinzième amendement de la Constitution américaine depuis 1870 - reste, dans les faits, toujours inaccessible aux Noirs. Bernadette se souvient :

« Cette exclusion des Noirs par les Blancs dans un même pays, je ne comprenais pas que l'on puisse en arriver là. À cette époque, il y avait pas mal de manifestations.

Ces marches étaient organisées pour passer dans des quartiers, des villes où les conditions de vie et les violences étaient les pires. Les gens savaient que la marche allait passer à telle heure et, sur le parcours, ils s'y joignaient. Certains Blancs rejoignaient les Noirs. Parfois, en cours de route, d'autres Blancs leur jetaient des pierres. »

Évidemment, Bernadette voudra rejoindre une de ces marches lancées par Martin L. King.

La marche en question avait pour but de permettre que les enfants noirs puissent aller dans les mêmes écoles de quartier que les enfants blancs.
Elle devait s'achever par une rencontre avec le gouverneur de l'Alabama.  (...)



XII. Personne pour y aller

Après six mois aux États-Unis, (...) Et voilà qu'une lettre de lui vient tout bouleverser. En France, des familles rejetées de toute la région parisienne sont reléguées dans des cités dépotoirs, abandonnées par tous dans une violence insupportable.

Depuis Noisy, le petit groupe, qui tient bon avec ceux du camp, suit de près ces mouvements forcés de population, toujours à l'affût des lieux où des familles sont le plus exclues. La préfecture d'Île-de-France, après l'avoir d'abord refusé, donne son accord pour attribuer au mouvement un logement pour une équipe de volontaires permanents, cité de La Cerisaie , à Stains.
(Région parisienne)

Et c'est à Bernadette que le père Joseph demande d'y aller.
(...)



 


La bataille de l'école

"Nous sommes arrivées juste avant la rentrée. Les parents nous ont tout de suite dit que l'inscription de leurs enfants à l'école leur était refusée"


Extrait du livre "
J'ai cherché si c'était vrai"
sur l'histoire de Bernadette Cornuau (1934-2012)

Bernadette, jeune secrétaire de direction au sein d’une grande entreprise de luxe française (L'Oréal), à rejoint les premiers volontaires permanents autour de Joseph Wresinski.
Dans l'extrait ci-dessous, elle doit avoir une trentaine d'année et se trouve chargée (avec une autre volontaire d'une vingtaine d'année) du camp de La Campa à La Courneuve (Région parisienne).

VII. La Campa, premières batailles  (Après il y aura la bataille de l'eau, l'électricité, etc)

Après avoir scandé son cri de guerre, la longue chaîne d'en­fants s'étire sur toute la largeur de la cour. Ils sont une cinquan­taine, filles, garçons, rugbymen miniatures, bien décidés à ne pas se faire prendre par la fillette aux yeux perçants qui tient, seule face à tous, le rôle de l'épervier.

Dans la cour, à l'écart, quelques parents souriants et per­plexes observent leurs enfants et les deux jeunes femmes qui jouent au milieu d'eux.

Deux jours qu'ils sont là, dans cette cour d'école, tandis que le gros des élèves a déjà repris la classe, comme les millions d'en­fants de ce pays. Deux jours à exploiter tous les jeux possibles, sans crayons, ni cahiers, ni tables, ni tableaux.

Photo ci-contre : Bernadette Cornuau au Bidonville de La Campa, à La Courneuve. Elle habitait une roulotte à l'entrée du camp avec une autre volontaire. Joseph Wresinski, lui, s'occupait du camp de Noisy-le-Grand.

La rentrée a donc eu lieu hier, comme partout. Le matin, avec quelques parents, Bernadette et Nadine sa jeune et fringante « co-volontaire » - ont accompagné à l'école les enfants du bidonville, comme s'ils allaient tous à la fête.
Durant l'appel, aucun nom des enfants qui étaient avec elles n'a été prononcé. En ordre, classe par classe, tous les élèves inscrits ont rejoint leurs locaux, et les deux jeunes femmes se sont retrouvées seules dans une cour vide, avec les enfants et les quelques parents les ayant accompagnées.

En France, l'école est gratuite et obligatoire depuis bientôt un siècle, pour tout le monde,« sauf » ... Quel que soit le droit, et c'est sans doute vrai dans tous les pays, il y a toujours un « sauf » qui, même s'il n'apparaît nulle part dans les textes, est là, bien vivant.


Que faire ? Pas question de déserter, tête basse. Encore moins de mêler les enfants à une quelconque manifestation de vio­lence. Nadine et Bernadette restent simplement dans la cour, décrétant une récréation non-stop, laissant interdits les maîtres et le directeur.

Une récréation qui n'en finit pas, alors que les élèves « normaux » sont obligés de rester enfermés en classe, n'est pas sans provoquer une certaine jalousie chez ces derniers. (...)
.
"À la mairie de La Courneuve, on se justifie en prétextant
qu'aucune de ces familles ne peut produire un certificat de do­micile"


En fin d'après-midi, Bernadette et sa collègue rejoignent « le petit camping». C'est ainsi que leurs voisins nomment la cara­vane dans laquelle elles logent à l'entrée du bidonville, elle et Nadine, de presque dix ans sa cadette, à qui le père Joseph a proposé aussi de rejoindre ces familles repoussées aux confins de trois communes.

Enlisés avec les deux jeunes femmes, des familles portugaises, espagnoles, gitanes, des Maghrébins - sou­vent des hommes seuls -, des réfugiés irakiens, et une dizaine de familles françaises, parfois agressés, comme cet homme privé d'un œil suite à un coup de fusil.

Tout ce monde vit entassé dans une vingtaine de caravanes, et bien plus de baraquements, démolis puis reconstruits, en tôles, en planches récupérées lors de la migration forcée d'un côté de la route à l'autre. De tous temps, les migrants ont fui la misère ; leur nationalité change, mais pas leurs conditions d'errance.


« Nous sommes arrivées juste avant la rentrée. Les parents nous ont tout de suite dit que l'inscription de leurs enfants à l'école leur était refusée. »

À la mairie de La Courneuve, on se justifie en prétextant qu'aucune de ces familles ne peut produire un certificat de do­micile. « Il faut bien voir le lieu de La Campa, entre le carrefour du Globe à Stains, les Quatre-Chemins de La Courneuve et, en face de la route, Saint-Denis. Alors ces communes se ren­voyaient la balle. »

Impossible d'attendre l'obtention de ces certificats pour que les enfants soient scolarisés. Heureusement, se souvient Bernadette, qu'ils connaissaient eux-mêmes des jeux et des chants.

« Ils aimaient "Vive le vent", je me rappelle ... C'était un temps heureux ensemble, une manière de reprendre pied dans l'école. C'est sûr que d'être là tous les jours impressionnait.

Nous étions conscientes qu'il fallait gagner l'intégration de ces enfants dans l'école et que, pour cela, il fallait qu'on n'aille pas trop loin, qu'on reste pacifique, même si nous ne lâchions pas. Mais on a vite compris qu'il fallait trouver une autre stratégie.»


Vers qui se tourner ? Le père Joseph et ses quelques amis d'alors ne connaissaient personne au ministère de !'Éducation nationale. Les deux femmes cherchent donc à alerter les responsables associatifs régionaux des communautés qui cohabitent à La Campa.

« Finalement, ce sont les gitans qui nous ont parlé du "Rachaï'', leur aumônier national. D'après eux, chaque fois qu'il y avait quelque chose d'important, cet homme-là trouvait la solution. Nous sommes allés le voir, ce Rachaï, et, au début de la semaine suivante, les enfants étaient scolarisés.

Ils ont eu plus d'enseignants, ils ont ouvert des classes.

(Vincent) c'est la dernière phrase que j'ai mis en rouge qui m'a incité à vous partager ce chapitre car je l'ai trouvé insolite et très instructive. La solution se trouvait vers les gens les plus improbables et c'est souvent comme cela avec la Divine providence.

Il est clair pour moi que pour faciliter la vie des Gitans, Dieu avait dû placer dans cet aumônier ce "Don spécial" qui fait que l'on trouve solution à tout, que tous les obstacles s'aplatissent comme par magie.






Un certain abbé Wresinski, dont elles disent qu'il est fou


Extrait du livre "
J'ai cherché si c'était vrai"
sur l'histoire de Bernadette Cornuau (1934-2012), une des premières volontaires. En 1957 elle avait 23 ans.

(...) « Fin d’hiver 1957, sur un chemin d’ornières, au bout d’une rue abandonnée par le bitume. Depuis le temps qu’elle avait entendu parler de ce camp dans lequel des familles avaient échoué par centaines, Bernadette a fini par prendre son Solex depuis Vincennes, la maison qu’elle habitait alors avec sa mère, jusqu’à cette terre désolée, à l’écart de Noisy-le-Grand (Région parisienne). Maintenant elle les voit, ces drôles de baraques aux toits arrondis alignées dans les flaques. (…)

(...) « J'aimais ces expériences nouvelles qu'enfant, pendant la guerre, avec des parents séparés, je n'avais pas pu vivre. C'est cette jeunesse que j'aimais, une jeunesse comme les autres, avec un jour le projet de fonder une famille, comme tout le monde. »


Pourtant la première visite à Noisy a ouvert en elle quelque chose d'indicible. Est-ce une part d'enfance, où les grands se dé­chirent, sans tenir compte des petits ? La question ne l'effleure pas. Il faut qu'elle y retourne. Et quand elle se décide, elle n'en parle à personne.

« J’avais été bâtie comme ça. Enfant, je ne disais pas que mes parents étaient séparés. Je ne le vivais pas comme une honte. C'était secret quand même. Pour Noisy, autant avec ma famille qu'avec mes collègues ou mes amis, ce n'est pas que j'avais envie de le cacher, mais c'est comme si ça m'appartenait, profondément. C'était dans un autre monde que les autres ne vivaient pas. J'avais toujours envie d'être comme tout le monde, alors je n'en parlais pas. »


Les premières fois que Bernadette revient à Noisy, en 1957, elle s'arrête comme on le lui a indiqué à l'entrée du camp, dans cette communauté de femmes qui, en lien avec l'abbé Pierre, ont choisi d'habiter là en y créant un atelier d'artisanat. Elles l'invitent à boire le thé dans leur préfabriqué. Elle voit les paniers, les objets en osier qu'elles réalisent la semaine avec les femmes du camp, mais elle ne comprend pas qu'elles passent l'après-midi à boire le thé au chaud, alors que, dehors, des en­fants traînent, livrés à eux-mêmes sans avoir personne vers qui se tourner.

Dimanche après dimanche, les femmes de cette petite com­munauté lui parlent d'un aumônier qui vit sur place, un certain abbé Wresinski, dont elles disent qu'il est fou. Dans ces cas-là, évidemment, Bernadette prend le contre-pied.

« De toute façon, fallait bien que je le rencontre pour savoir quoi faire, puisqu’avec elles, ça débouchait sur rien. Si elles disaient qu'il était fou, c'était plutôt bon signe. »

Quand elle les quitte ce dimanche-là, ce n'est pas pour repar­tir aussitôt. Pour la première fois, elle ose s'aventurer dans les ruelles boueuses entre ces espèces de bateaux alignés à l'envers, des coques en demi-lune. Et, parmi tous ces gens qui semblent être mieux dehors que dans leurs baraquements, elle marche droit devant elle, sans détourner le regard vers ces visages au rictus méfiant, ces femmes, bras croisés, qui hochent du menton après son passage, ces adolescentes autour desquelles des gars aux mobylettes nerveuses pétaradent, couvrant les aboiements des chiens.

Seule, sourde à tous ces bruits qui ne l'effraient pas, elle sillonne, décidée, toutes les allées du camp, comme si elles pouvaient la mener quelque part, alors que ce bidonville est en cul-de-sac, ne débouchant au loin que sur une décharge fumante dont le vent rabat jusqu'à elle la puanteur.


Dès ses premiers pas ce jour-là, puis les jours, les mois, les an­nées qui ont suivi, elle ne cessera de se répéter : comment se fait-­il qu'on laisse ces enfants et les leurs dans un tel état d'abandon?

C'est alors qu'à l'autre bout du camp, elle aperçoit le fameux aumônier sur lequel les femmes qu'elle vient de quitter avaient épilogué : l'abbé Wresinski.

Image ci-contre Joseph Wresinski à Noisy-le-Grand

« Avec sa soutane, il était reconnaissable. Et il était suivi par une quinzaine d'enfants qui riaient, qui paraissaient vraiment heureux d'être avec lui. Pour moi, c'était un signe, les enfants ne se trompent pas.
C'est ça qui m'a décidée à aller plus loin ... »


Ce dimanche-là, l'apercevoir, avec son escorte de petits gamins lui aura suffi ; elle repart sans avoir cherché à lui parler. Elle laisse les choses mûrir en elle.

Le printemps fleurit, et le samedi de Pentecôte 1957, elle revient à Noisy bien décidée à parler à ce prêtre. « J’avais besoin de savoir ce que je pouvais faire. » Bernadette frappe à la baraque en planche qui lui sert de bureau.

À peine lui a-t-il ouvert sa porte qu'il dit : « Vous avez du temps ? Je dois aller voir une famille. Ça ne vous ennuie pas ? » Elle le suit, sans rien dire.


C'est la première fois qu'elle pénètre dans un de ces « igloos », baptisés ainsi par les habitants du lieu. Dans cet univers, à l'envers de celui de L'Oréal, tout l’impressionne : « Les chaises cassées, pas de tasses pour le café, la tristesse de la mère, et le père couché sur un matelas à même la terre battue dans le fond de l'igloo. » La maison n'est pas sans vie, les enfants entrent et sortent, jouant sans se mêler de la conversation des grands.

« Je n'ai rien dit, mais j'étais bouleversée.


J'ai écouté. Le père Joseph aussi avait dit peu de choses à cette mère qui n'avait pas arrêté de parler. » La visite avait duré le temps nécessaire à cette femme pour éteindre l'incendie de ses mots. Puis le père Joseph s'était levé, sans faire de commentaire, ni donner de conseil. Juste un « merci pour le café ». Sitôt dans la ruelle, il avait repris son pas alerte. Fixant la jeune fille, il dit :

- Je cherche quelqu'un pour faire le catéchisme aux enfants. La réponse jaillit : - Tout sauf ça !

L'homme en soutane n'a cherché ni à riposter, ni à justifier. L'a-t-il questionnée ? Elle ne le dit pas. Sans perdre une seconde, comme s'il avait un stock de propositions toutes prêtes, il lui a aussitôt parlé des : fillettes d'une dizaine d'années à qui une femme du bidonville apprenait à danser, chaque dimanche, dans ce qu'on appelait l'igloo jaune. Bernadette n'a pas dit non. Alors il l'a emmenée, toujours du même pas, chez une Mme Quégnart pour la lui présenter. (...)




1944 - Geneviève au Camp de Ravensbrück

Extrait du livre "Geneviève de Gaulle Anthonioz" de Caroline Glorion

(...) Jusqu'à cet instant, Geneviève et ses compagnes avaient imaginé qu'elles échoueraient dans un camp de prisonniers, un camp de travail. A Ravensbrück, elles étaient comme des millions d'autres, au cœur de ce que Himmler avait décrit comme « un lieu où des hommes seraient jetés dans la boue pour devenir de la boue ».

Wikipedia : Ravensbrück est le nom de l'ancienne commune d'Allemagne située à 80 km au nord de Berlin dans laquelle le régime nazi établit de 1939 à 1945 un camp de concentration spécialement réservé aux femmes et dans lequel vécurent aussi des enfants.

Le 3 février 1944, Geneviève de Gaulle devient le matricule n° 27372. Comme les autres, elle est un numéro, uniquement un numéro. Dès son arrivée, elle est affectée à un poste de travail Elle en changera souvent durant les premières semaines : déchargement de wagons de charbon, de ciment, travaux de terrassement. Quelques mois plus tard, elle rejoint le commando dirigé par un Hongrois impitoyable du nom de Syllinka.

La tâche quotidienne des prisonnières consiste à nettoyer et à récupérer des uniformes qui viennent des champs de bataille er qui sont infestés par le typhus. Elles attrapent rapidement des maladies au contact de ces vêtements souillés. Les équipes de travail se succèdent jour et nuit dans un atelier malodorant et humide. Une nuit, Gene­viève ressent des douleurs dans les yeux. Elle porte les mains à son visage et titube. Elle ne voit presque plus rien. La lumière des ampoules qui tremblote au-dessus de sa planche de travail lui est insupportable. Elle souffre d'importantes ulcérations de la cornée et a de la peine à travailler car elle ne distingue plus les vêtements qu'elle doit crier.

Durant la semaine qui a suivi ; elle étais très mal en point, j'ai été battue violemment plusieurs fois. Cela n'avait rien à voir avec les gifles, les grosses claques de la Gestapo. Un type me battait sauvagement, et c'était évident que j'allais y passer au bout de quelques jours.

Le soir, dans le baraquement, le bloc 31, où elle se réfugie pour renter de dormir un peu, Geneviève retrouve ses camarades de chambrée.

Parmi elles, Milena Seborova, une détenue tchèque qui fait office de contre­maîtresse dans un autre atelier. Cette femme énergique détenue à Ravensbrück depuis de longs mois connaît bien le SS qui dirige l'atelier où elle travaille. Quelques jours lui suffisent pour le convaincre d'accepter le matricule n• 27372 dans son équipe. Avec beaucoup de diplomatie, Milena ira aussi solliciter de sa part l'ignoble Sillynka pour qu'il laisse partir cette prisonnière française en si piteux état. Il accepte. Juste avant de quitter l'atelier d'uniformes, Geneviève assiste pétrifiée à la mort d'une détenue, frappée à mort, sous ses yeux, avec un battoir à linge.

Il a fallu lutter durement pour ne pas être détruite, certaines n'ont pas résisté ! Ça dépend un peu de chacun, mais ça dépend aussi de la chance qu'on a eue. Nous avions quelque chose de très précieux, nous qui étions arrêtées pour faits de résistance ; au moins nous savions pourquoi nous étions là ; cela avait un sens, mais pensez à ces hommes et ces femmes jetés dans des conditions atroces parce qu'ils étaient juifs ou tziganes ... Et, dans le camp de Ravembrück, il y en avait des femmes juives venues d'un peu partout en Europe, parfois avec leurs enfants, et puis des tziganes aussi ...

Quelques jours après son arrivée au camp, Geneviève rencontre Germaine Tillion. Cette jeune femme, ethno­logue de formation, résistante, a été arrêtée quelques mois plus tôt. Dès son arrivée à Ravensbrück, elle a tenté de comprendre et d'analyser le mécanisme qui régit l'or­ganisation du camp.

Germaine Tillion, née le 30 mai 1907 à Allègre et morte le 19 avril 2008 à Saint-Mandé, est une résistante, femme de lettres et ethnologue française.

Geneviève la rencontre par l'intermédiaire de sa mère qui a fait partie du convoi des 27 000.

Germaine Tillion nous a donné une arme extraordinaire pour survivre en nous expliquant la mécanique nazie qui était en route dans le camp. Car il y avait une absurdité, une chose ter­rible ... Tout cela n'avait pas de sens. À partir du moment où on a commencé à comprendre, nous nous sommes senties un peu plus fortes et nous savions que nous aurions le devoir de témoigner.

Un atelier de travail au camps de Ravensbruck

Les prisonnières trouvent le moyen de se regrouper, et Germaine, qui a questionné et observé pendant des mois, décrit le système économique qui préside à l'organisation du camp.

Elle explique que le camp appartient à Himm­ler lui-même et qu'il en retire des bénéfices importants tant en termes d'argent que de pouvoir.

Elle raconte enfin comment la destruction des prisonnières est programmée pour être rentable. Originaires de différents pays d'Eu­rope les femmes subissent des régimes d'incarcération sensiblement différents.

Les Norvégiennes font figure de privilégiées, elles ont le droit de recevoir de petits colis qui améliorent le quotidien. Grâce à elles, Geneviève se remettra plus vite sur pied. Elles partagent un peu de lait, de sucre ou de fruits secs. D'autres complicités se nouent. Toutes ces femmes ont des histoires, des origines et des convictions très diverses.

Des Allemandes sont également enfermées à cause de leurs idées et de leur opposition au régime nazi, en particulier les communistes.

Ces femmes peu nombreuses furent parmi les premières à résister au régime de Hitler. Les communistes allemands avaient le projet de faire alliance avec les démocrates de leur pays pour constituer un front antinazi.

Malheureusement, ils n'en eurent pas le temps, et beaucoup Jurent exécutés ou envoyés en déportation.
C'est le cas de Maria, professeur de philosophie et membre du Parti communiste.

Cette femme avait une ouverture d'esprit extraordinaire, elle s'intéressait absolument à tout et nous posait des questions sur tout ce que nous avions pu vivre en France.

Mère Marie

La rencontre d'une autre Marie, une religieuse russe orthodoxe cette fois, qu'on appelle « Mère Marie », comptera aussi beaucoup pour la jeune fille. Révolution­naire dans sa jeunesse, elle représente son district situé au bord de la mer Noire dans les premiers comités après la révolution russe. Elle se marie deux fois puis se conver­tit à la foi orthodoxe et fonde un petit ordre religieux.

Pendant des années elle accueille dans sa communauté des Juifs et des résistants. Finalement, elle est arrêtée. Souvent, le soir, dans les baraquements humides, groupées autour d'une paillasse, les plus jeunes détenues, fas­cinées par son parcours, passent de longues heures à l’écouter. Elle raconte la vie de Trotski ou de Lénine, ou bien décrit son itinéraire religieux.

C'était une femme d'une richesse incroyable, très créative de surcroît. Elle avait écrit de très beaux poèmes.

Mère Élisabeth

Enfin, Geneviève évoque avec émotion sa rencontre avec mère Élisabeth, une religieuse de l'ordre des « Sœurs de la compassion de Lyon ». Résistante de la pre­mière heure elle avait recueilli et caché des enfants juifs, puis des résistants. Elle avait accepté aussi de remiser des armes dans le couvent. Une perquisition de la Gestapo lui fur fatale.

Je me souviens de notre première rencontre lorsqu'elle est arrivée à Ravensbrück. Elle était toute nue ... Je ne m'en étais même pas aperçue ... On avait tellement l'habitude. Je sentais que quelque chose clochait mais je ne voyais pas quoi ... Je l’appe­lais « ma révérente mère » long comme le bras ...

Elle attendait toute nue, très digne dans la cour du camp ... Elle attendait qu'on vérifie ses mains et ses dents ; c'était une inspection habituelle pour vérifier que les prisonnières n'avaient pas la gale ... Plus tard, elle a pris la place d'une autre femme dans un camion qui partait pour la chambre à gaz, le jour du vendredi saint. Elle est morte volontairement.
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Des visages, des prénoms, des conversations, des ins­tants d'intimité et de douceur, Geneviève de Gaulle raconte à mots comptés avec toujours la même idée en tête.

J'ai décrit souvent les visages des nazis que la haine et la volonté de faire du mal avaient marqués si cruellement, mais il y avait aussi en /ace, et peut-être encore bien plus présents, ces visages admirables. Finalement, avec mes camarades de déporta­tion, nous avons une grande foi dans l'homme parce que nous savons qu'il y a des gens qu'on n'arrive pas à détruire et qui resteront des lumières pour chacun de nous, quelles que soient leurs convictions ou leurs pensées.

Ses camarades de déportation, ce sont encore des résis­tantes françaises. Anise Postel-Vinay ou Marie-José Chombart de Lauwe qu'elle rencontre au camp à son arrivée.

J'étais très liée aussi avec Mme Tillion, la mère de Germaine Tillion. C’était une femme admirable, intelligente et cultivée. Elle est partie pour la chambre à gaz, digne, égale à elle-même. Les dernières qui l'ont vue racontent qu'elle s'est retournée, au moment de partir, et qu'elle leur a adressé un sourire et un petit signe de la main pour dire au revoir. J’avais pour elle une admiration profonde.

Il y a enfin celle qu'elle appelle « sa sœur de déporta­tion », Jacqueline d'Alincourt. Elles se sont rencontrées quelques mois plus tôt dans la Résistance. Toutes deux affectées au bloc 31, elles passent les premiers mois de leur captivité ensemble.

Avec Jacqueline, mon amie, c'était facile de vivre la fraternité ... Nous nous soutenions mutuellement. Autrement, à l’arrivée au camp, nous, les femmes françaises, étions séparées, réparties dans les bâtiments parmi les autres prisonnières.

Il fal­lait presque se battre pour survivre et faire de gros efforts pour ne pas devenir « un loup contre un loup » ... Il y avait un tel « resserrement » ... Les blocs étaient surpeuplés. Il faut imaginer la bousculade au moment des toilettes, au moment de la distribution de notre maigre soupe.

Les mois s'écoulent lentement. Le soir, après des heures de travail épuisant, les femmes s'écroulent sur le sol, il n'y a même plus de paillasses. Geneviève et Jacque­line, son amie, se retrouvent serrées l'une contre l'autre dans un coin du baraquement.

Certains jours, quand leur esprit n'est pas trop fatigué, elles se récitent des poèmes, afin de garder leur mémoire intacte... Quelques livres volés dans un atelier circulent parmi les détenues et, s'il est difficile de les conserver plus d'un jour ou deux, s'y plonger quelques heures est un véritable privilège.

J'ai eu deux ou trois jours une anthologie de la poésie française, c'était une merveille, mais/ ai dû la repasser très vite car tout le monde la réclamait. Ensuite, j'ai pu garder Moby Dick, en allemand, ce fut plus commode de le garder, on ne se l’arrachait pas car c'était de l'allemand.

Dans le bloc 31, les deux jeunes femmes sont les seules Françaises. Les livres absolument interdits sont les biens les plus précieux, mais, ajoute Geneviève : « pour rester nous-mêmes, il fallait aussi garder notre capacité de nous émerveiller.

À Ravensbrück, il n'y avait pas grand-chose à admirer, mais il y avait le ciel ... Au moment de l'appel, à l'aube, nous pouvions admirer ce ciel de la Baltique qui était souvent de toute beauté.

L'appel dure au moins une heure, parfois deux à trois heures, chaque matin. Les prisonnières, alignées dans la froidure matinale, attendent leur tour. Les nazis égrènent les noms ... écorchent les noms ... il faut souvent reprendre si les comptes ne sont pas justes. C'est le cas lorsqu'un cadavre a été oublié ou une consigne mal notée ... (...)

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