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L'Émir Abd el-Kader (1808-1883)
Autres chapitres : Messages du Ciel pour l'Algérie
Extraits de La vie d'Abd-El-Kader de Charles-Henry Churchill (1867)
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Pour d'autres extraits, lire le chapitre :
Abd el-Kader, le plus chrétien des Sultans

La vie d'Abd el Kader  


CHAPITRE I

1807-1828

Abd el Kader Nasr-Ed-Din, quatrième fils d'Abd el Kader Mehi-Ed-Din, naquit au mois de mai 1807, à la ketna paternelle, dans le village ancestral sis sur les rives de la rivière Hammam. Cette localité est située dans le district d'Eghris, dépendant de la province d'Oran en Algérie (1).

Dès la première enfance, Abd el Kader devint l'objet particulier des plus chères affections de son père. Alors même qu'il était encore à la mamelle, le père attendri insistait constamment pour tenir l'enfant dans ses bras, et ce n'est qu'à regret qu'il le confiait à d'autres mains pour les soins les plus simples. On eût dit qu'une sorte d'impulsion secrète, ou indéfinissable, l'obligeait à consacrer une attention et un soin exceptionnels à cet enfant, dont la carrière future allait être, d'une manière si glorieuse et inoubliable, associée au destin de son pays.

Le jeune garçon, dès le début, fit preuve d'une robuste santé, tandis que, par un étrange contraste, son caractère accusait une grande timidité naturelle. L'expression " avoir peur de son ombre ", aurait pu, en ce qui le concerne, être prise au pied de la lettre. Dans les années qui suivirent, lorsque, dans la vigueur et la fierté de l'âge adulte, il brilla comme le plus brave d'entre les braves-toujours le premier pour mener la charge et le dernier pour couvrir la retraite-combien de fois son père ne l'a-t-il pas taquiné sur sa première fragilité de jeune garçon, pour mieux s'émerveiller de l'extraordinaire changement !

Les facultés mentales du garçon furent d'une inhabituelle précocité. Il pouvait lire et écrire à l'âge de cinq ans. A douze ans, il était " taleb", c'est-à-dire commentateur autorisé du Coran, des Hadiths ( tradition du prophète Mohammed ), et des plus estimées d'entre les gloses de sa religion. Deux ans plus tard, il parvint au titre hautement recherché de " Hafiz ", réservé au lettré qui sait par coeur la totalité du Coran. On lui confia dès lors une classe dans la mosquée familiale, où il expliquait les passages les plus difficiles et les plus obscurs des commentateurs Le but de sa juvénile ambition était de devenir un grand marabout, tout comme ce père qu'il aimait et admirait avec un enthousiasme qui touchait à l'adoration.

A dix-sept ans, le jeune homme se distinguait d'entre ses compagnons par sa force et sa souplesse. La parfaite symétrie, la grâce de sa tournure - sa taille était environ cinq pieds six pouces [soit 1 mètre 68 environ]-, sa robuste charpente, sa large et profonde poitrine, tout témoignait d'un édifice voué à une activité inlassable, capable de supporter l'extrême fatigue.

Comme homme de cheval, il était sans égal. Il n'était pas seulement un cavalier plein de grâce, mais son étonnante maîtrise dans ces hauts faits de l'équitation qui exigent le coup d'oeil le plus aigu, la main la plus ferme, et les dépenses les plus grandes de puissance musculaire, faisaient l'admiration de tous ceux qui le connaissaient. C'est ainsi qu'il faisait la voltige, prenant, d'une main, appui sur la croupe et touchant de la poitrine l'épaule de son cheval. Ou encore, lançant sa monture au grand galop, puis dégageant ses pieds des étriers et se dressant droit sur la selle, il tirait sur la cible avec une rare précision. Sous sa touche adroite et légère, son arabe bien dressé s'agenouillait, ou faisait la courbette, debout sur ses postérieurs, les antérieurs battant l'air, ou encore, faisant croupades et cabrioles, bondissait et sautait comme une gazelle.

Mais c'était sur le champ de course que le jeune homme brillait avec le plus d'éclat. Ce passe-temps passionnant, auquel la noblesse algérienne se livre avec un enthousiasme que ne surpassent guère nos amateurs du turf les plus exaltés, était son exercice favori. Montant un coursier noir de jais-(couleur qu'il affectionnait particulièrement parce qu'elle est généralement accompagnée de qualités équestres supérieures, et qu'elle ne soulignait que mieux la blancheur de son burnous) - il était le point de mire de tous les regards.

Sa tenue était fort simple. Seules ses armes témoignaient de quelque luxe. Son long fusil tunisien était incrusté d'argent, ses pistolets de nacre et de corail, et son sabre de Damas logeait dans un fourreau d'argent ciselé. Ce brillant appareil, joint aux dons exceptionnels que la nature lui avait dispensés, jetait sur sa personne un charme inexprimable.

Son visage, du type classique le plus pur, était singulièrement séduisant dans son expressive et presque féminine beauté. Son nez-de taille moyenne et délicatement dessiné - était un heureux compromis entre le type Grec et le type Romain; ses lèvres, finement ciselées et légèrement amincies, dénotaient à la fois une réserve pleine de dignité et une grande fermeté de caractère .; tandis que ses grands yeux, brillants, de couleur noisette, s'éclairaient, sous un large front d'une blancheur de marbre, d'une mélancolique douceur, où, par instants, étincelaient les éclairs de l'intelligence et du génie.

Une fois la course engagée, toute son attitude, tous ses gestes témoignaient d'un parfait sang-froid et d'une pleine maîtrise de soi. Distançant ses nombreux concurrents, il franchissait, seul le plus souvent, la ligne d'arrivée, au milieu des cris d'encouragement, des applaudissements, et des appels exaltants de centaines de voix féminines éclatant en " you-you " -ce cri aigu et perçant de joie et de bienvenue en usage chez les arabes et qui sait si bien soulever les coeurs des guerriers triomphants.

Et c'est ainsi qu'à d'autres périodes de sa vie où il accomplit ces raids fabuleux qui stupéfiaient et déroutaient ses ennemis, passant de nombreuses semaines, sans dormir sous un toit ou sans déposer son sabre-on put dire de lui, à juste titre que " sa selle était son trône ".

En Algérie, la noblesse se compose de deux classes distinctes -les Marabouts et les Djouads. Les premiers doivent leur rang à la religion, les seconds à l'épée. Ces représentants respectifs de l'influence morale et de l'ascendant physique se considèrent mutuellement avec mépris et jalousie. Les Djouads accusent les Marabouts d'ambition mal déguisée, d'une soif de richesse et de puissance dissimulée sous le prétexte spécieux que chacune de leurs acquisitions ne sert qu'au bien de la religion. Les Marabouts reprochent aigrement aux Djouads leur violence, leur vie de débauche et de rapine.

Le " Djied " se consacre entièrement à la chasse. Il trouve son plaisir dans tous les exercices vigoureux qui exigent adresse et courage. Il met son orgueil à être un expert en fauconnerie, ou un maître de la chasse à la gazelle, à l'autruche, à la panthère, au sanglier. Ces violentes poursuites, cette passionnante émulation qui fait tendre et rassembler toutes les énergies du corps et de l'esprit, le préparent aux affrontements plus sérieux de la guerre. La chasse est l'école de la razzia.

Bien qu'il n'eût certainement jamais contemplé la possibilité de participer un jour à une razzia, et bien qu'il désapprouvât catégoriquement cette façon de faire la guerre (généralement inspirée par le désir pur et simple de faire du butin) qu'il jugeait contraire à la fois à ses principes et à ses goûts, Abd el Kader s'adonnait toutefois à la chasse avec ardeur. Sa distraction favorite était la chasse au sanglier. Evitant soigneusement la tapageuse ostentation des Djouads, qui partaient en expédition avec leur long cortège de compagnons et de domestiques, leurs faucons et leurs lévriers, il enfourchait discrètement sa monture, et n'emmenant avec lui que deux ou trois familiers, plongeait dans les profondeurs de la forêt. Au retour de ses parties de chasse, il se remettait à ses études avec une ardeur renouvelée.

Il n'est pas surprenant qu'un être aussi hautement doué par la nature, et qui prenait si sérieusement à coeur la nécessité de se cultiver et de progresser, ait pu gagner peu à peu un ascendant considérable sur tout son entourage. En fait, Abd el Kader partageait déjà le respect, la confiance et l'affection sans limites, que les Arabes de la province d'Oran vouaient à son père depuis si longtemps. Ce dernier, débordant de la joie de voir ainsi réalisées ses espérances les plus chères, ne pouvait plus remplir une obligation sociale, ou célébrer quelque occasion, sans la présence de son fils favori. Dans ses audiences publiques, dans ses plans, dans ses projets, dans ses déplacements les plus brefs, comme dans ses visites plus lointaines aux beys Turcs résidant à la ville, ou aux tribus arabes du Tell et du Sahara, Abd el Kader était devenu son inévitable confident et compagnon.

Suivant l'usage musulman et la loi du Coran, Abd el Kader se maria jeune. " Mariez-vous jeune ", dit le Prophète, " le mariage permet à l'homme de maîtriser son tempérament et à la femme de régler sa conduite ". A cette période de la vie où les passions commencent à agiter le coeur de l'homme, Abd el Kader fut, plus spécialement encore, l'objet de la sollicitude de son père. Des serviteurs fidèles et dignes de confiance l'accompagnaient partout où il allait. On ne lui permettait jamais de rester seul. On lui évitait ainsi des tentations qui auraient pu mettre en danger la pureté de ses murs. A l'âge de quinze ans, il épousa sa cousine, Leila Heira, également remarquable par sa beauté et ses qualités morales.

Enfin arriva l'heure où Mehi-ed-Din, alors dans sa cinquantième année, sentit qu'il était de son devoir d'accomplir le pèlerinage à La Mecque. De grands préparatifs furent mis en train pour ce solennel événement. Que de supplications de la part de ses fils et de ses familiers pour être admis à la grâce de partager les dangers et les honneurs du voyage ! Qui aurait pu supporter la pensée d'être laissé en arrière ? Dans l'embarras où le jetaient de telles insistances, Mehi-ed-Din fit part de son intention de partir seul. Cependant, le lendemain, une exception fut annoncée: en faveur d'Abd el Kader. Le coeur brisé, tous furent obligés de s'incliner devant cette décision sans appel.
C'est ainsi que le père et le fils quittèrent la ketna en octobre 1823.

Le bruit du départ de Mehi-ed-Din se répandit bientôt à travers toute la province d'Oran. Comme par un phénomène soudain d'imitation et de sympathie, de tous côtés, les Arabes s'agitèrent. Tous se souvenaient qu'ils avaient un pèlerinage à accomplir. " A la Mecque, à la Mecque ! " tel était le cri qu'on entendait résonner à travers tous le pays. Des groupes se formaient, qui se procuraient des mules et préparaient des tentes.

A l'étape du premier jour, Mehi-Ed-Din vit son campement envahi par des centaines d'Arabes réclamant bien haut le privilège de se joindre à lui en son dévot périple. Le lendemain, ces centaines étaient devenues des milliers. A sa quatrième étape, c'est une mer de tentes qu'il vit surgir autour de la sienne. De la remontrance la plus indulgente au refus le plus brutal, tout s'avérait inutile. Mehi-ed-Din était leur Marabout, leur chef, leur saint homme, et doublement bénis seraient ceux qui iraient baiser le tombeau sacré sous de tels auspices. Le sixième soir, l'immense pèlerinage était assemblé sur les rives de l'Edjervia (O. Djidoua) dans la vallée du Cheliff.

Au milieu de la nuit, un cavalier turc fit irruption dans le campement en plein galop, et mit pied à terre devant la tente de Mehi-ed-Din. Il apportait une dépêche du Bey Hassan, le gouverneur d'Oran. Le message fut ouvert sur-le-champ par Abd el Kader: il contenait, en termes courtois, à l'adresse de son père, une invitation à se rendre au siège du gouvernement de la province. Avant l'aube, Mehi-ed-Din en avait terminé avec les dispositions à prendre pour s'en retourner vers Oran, afin de se plier aux ordres de son chef.

Grande fut la consternation qui saisit les Arabes lorsque se répandit la nouvelle de cette convocation inattendue; non seulement voyaient-ils leurs espérances compromises et frustrées, mais ils commencèrent à éprouver les craintes les plus vives pour leur chef bien aimé. Ils se pressaient par grappes autour de lui. Certains s'accrochaient à lui, d'autres s'agrippaient à son cheval; d'autres encore, dans leur désespoir, se jetaient en travers de son chemin. Tous l'imploraient, le suppliaient de ne pas tenir compte du message. A toutes ces ferventes démonstrations d'affection, Mehi-ed-Din, avec cet esprit de loyauté qui ne l'a jamais abandonné, répondait paisiblement: " Mes enfants, mon devoir est d'obéir, et j'irai, dussé-je y laisser ma tête ".

Sur ces mots, et après avoir dit adieu aux amis qui l'entouraient, il prit avec Abd el Kader le chemin qui le menait aux lieux où il était convoqué.

La réception qui lui fut faite par le bey Hassan fut apparemment franche et cordiale: " Vous savez, mon ami, lui dit le bey, à quel point vous avez ma faveur et mon estime. J'ai été profondément peiné d'entendre les bruits malveillants qu'on a répandus sur votre compte. Vos ennemis sont nombreux. Je redoutais de vous voir tomber entre les mains du Dey d'Alger, dans le territoire duquel vous veniez de pénétrer d'une manière qui, je le sais, a éveillé ses soupçons. Je vous ai envoyé chercher, pour vous sauver d'un danger imminent. J'avais le coeur rempli d'anxiété à votre sujet " - " Et c'est bien pour vous soulager de votre anxiété, répliqua Mehi- ed-Din d'une voix doucement sarcastique, que j'ai répondu à votre convocation ".

En fait, il n'était guère douteux que le Bey Hassan ne fût lui-même inspiré par ces sentiments de jalousie et de suspicion qu'il prêtait à son collègue d'Alger. L'étrange et inhabituel rassemblement d'Arabes autour de Mehi-ed-Din l'avait alarmé. Il haïssait, pour la connaître, la popularité du grand marabout. Il craignait qu'elle ne pût un jour l'élever au rang de puissance rivale. Il se rendait très bien compte que toute démarche d'hostilité ouverte contre l'homme qu'il redoutait eût été dangereuse! sinon inefficace. Mais à présent voici qu'il avait réussi, sous le couvert de l'amitié, à le tenir en son pouvoir. Ses façons d'agir devaient bientôt révéler ses intentions réelles. A peine Mehi-ed-Din et Abd el Kader avaient-ils gagné le logement qui leur avait été assigné qu'une garde turque fut placée à la porte. Des soldats les escortaient partout où ils allaient. Ils entraient avec eux chez les amis qu'ils visitaient. Ils se tenaient à leurs côtés à la mosquée. Ils étaient des prisonniers d'Etat.

Cet irritant état de fait se maintint avec la même rigueur pendant deux ans. Mehi-ed-Din ne formula jamais la moindre remontrance. Profitant de leur réclusion forcée, Abd el Kader et lui poursuivaient leurs études favorites, attendant avec une stoïque résignation la fin du caprice de leur tyran. Finalement, Hussein Bey, conscient de l'absurdité de ses craintes, manda Mehi-ed-Din et lui donna l'autorisation de reprendre son pèlerinage.

Résolus de ne pas retourner à la ketna, ne fût-ce que pour dire un nouvel adieu à leur famille, de peur que cette démarche ne déclenchât à nouveau les manifestations qui avaient déjà causé tant d'embarras, Mehi-ed-Dine et Abd el Kader, dans le courant de novembre 1825 (2), quittèrent Oran dans le plus grand secret. Passant par Médéa et Constantine, ils atteignirent Tunis, où il se joignirent à une compagnie de 2.000 pèlerins qui attendaient là l'occasion propice de continuer leur voyage par mer jusqu'à Alexandrie. Ils s'embarquèrent peu après et tous ensemble, sur un vaisseau qui s'y rendait. Surpris par une violente tempête, ils durent rebrousser chemin. L'essai suivant fut plus heureux; et après avoir louvoyé pendant une quinzaine de jours, ils touchèrent enfin au port.

Après quelques jours passés à Alexandrie, Mehi-ed-Din et Abd el Kader poursuivirent jusqu'au Caire, et plantèrent leur tente sous les murs de la ville. C'est là que, pour la première et la dernière fois, Abd el Kader vit Mehemet Ali. Le jeune pèlerin était alors fort loin de s'imaginer, en contemplant le célèbre guerrier, qu'il était lui-même destiné à le surpasser, quelques années plus tard, en valeur militaire, en compétence politique, et en traits héroïques de renommée mondiale.

L'itinéraire habituel vers la Mecque, par Suez et Djedda, s'accomplit sans incident notable. Après avoir accompli leurs dévotions à la Caaba, Mehi-ed-Din et Abd el Kader se séparèrent de leurs compagnons pour se rendre à Damas. Ils séjournèrent plusieurs mois dans cette cité, y firent connaissance des principaux Ulemahs, et passèrent la plus grande partie de leur temps à écouter ou tenir des conférences théologiques dans la grande mosquée. Après quoi, ils se mirent en route pour un autre pèlerinage, à peine moins sacré à leurs yeux que celui de la Mecque,-le pèlerinage à la tombe du fameux Abd el Kader il Djellali, le saint patron de l'Algérie. Il leur fallut trente jours pour parvenir à Bagdad, par la route de Palmyre. Comme ils appartenaient à une famille renommée pour tous les présents de valeur que tant de ses membres avaient déposés sur le tombeau sacré, ils reçurent l'accueil le plus empressé du Cadi de la cité, Mohammed el Zachariah, lui-même descendant du grand Saint. Mehi-ed-Din offrit un plein sac d'or. Douter des pouvoirs miraculeux d'Abd el Kader il Djellali eût été, aux yeux du Marabout, un péché aussi grand, que, pour un chrétien, douter de la mission des douze apôtres.

Par trois fois, son père Mustapha avait accompli le pèlerinage de Bagdad et avait été, chaque fois, gratifié d'apparitions particulières. Une fois, sur le chemin du retour, et alors qu'il se trouvait encore à huit jours de Damas, il se trouva séparé de la caravane et perdit son chemin. Effrayé, surpris par la nuit, il se retrouva seul au milieu du désert. Soudain, un nègre surgit à ses côtés et lui offrit de le guider jusqu'à la ville. A l'aube, il aperçut les minarets. L'appel du muezzin à la prière retentit à ses oreilles. Pendant quelques heures, le temps et l'espace avaient été annihilés.

Une autre fois, alors qu'il se trouvait au Caire, il éprouva le désir d'acheter un livre. Hélas, il manquait de l'argent nécessaire. Soudain, un étranger, venant à lui, lui mit quelques pièces de monnaie dans la main, et disparut.

Telles étaient, suivant la croyance de Mehi-ed-Din, les récompenses d'une foi inébranlable en Abd el Kader il Djillali.

Ce saint musulman brillait de tout son éclat au douzième siècle. Des cénotaphes à sa mémoire sont répandus par tout l'Orient. En Algérie, on croit que les manifestations du monde matériel sont soumises à son contrôle. Il n'est pas de voyage qui ne soit entrepris sans que prières soient faites pour demander sa protection; il n'en est pas qui se termine sans festivités en son honneur. Les Arabes attribuent le succès et la fortune d'Abd el Kader au patronage de son tout-puissant homonyme. Mais chaque fois qu'on demandait à Abd el Kader si lui-même ajoutait foi à de telles superstitions, il répondait invariablement, en pointant l'index vers le ciel: " Ma confiance était en Dieu seul ".

On a fait circuler de nombreux récits à propos de mystérieuses prophéties qui auraient révélé à Abd el Kader sa future grandeur, pendant son séjour à Bagdad. Tout cela est sans fondement. Il est vrai que Mehi-ed-Din fit un rêve où une créature angélique lui apparut, qui, lui mettant une clé dans la main, lui dit de retourner en hâte vers Oran. Lui demandant ce qu'il devait faire avec cette clef, il s'entendit répondre: " Dieu te guidera ". A l'époque, le rêve impressionna les deux pèlerins, s'imprima pour longtemps dans leur mémoire. Mais s'il excitait leur curiosité, ils n'en tiraient aucune conclusion illusoire.

Après un séjour de trois mois à Bagdad, père et fils reprirent le chemin de la Mecque. Leurs ressources étaient épuisées Pour le reste de leur voyage, ils vécurent sur celles de leurs compagnons de voyage, pèlerins qui, comme eux, rentraient en Algérie. Ils firent tout le trajet par voie de terre, et se retrouvèrent au bercail au début de l'année 1828, après une absence de plus de deux ans.

Grandes furent les réjouissances qui célébrèrent leur retour, sains et saufs, à la ketna. La première et la plus mémorable de cette suite de festivités fut un grand banquet en l'honneur d'Abd el Kader il Djellali. Quinze bufs et quatre-vingts moutons furent sacrifiés. Des invités de tout rang et de toute classe arrivaient à toute heure et de toutes parts, spontanément et sans y être invités. Certains, superbement montés et en magnifique attirail, étaient suivis de cortèges d'esclaves et de domestiques; d'autres, issus des classes moyennes, venaient chevauchant qui des mules, qui des ânes, pendant que des centaines de gens plus modestes ne cessaient de défiler, anticipant ardemment l'accueil princier de leur Marabout vénéré.

Mehi-ed-Din, dont l'hospitalité était proverbiale, ne voulut pas mettre de limites à cette coûteuse profusion; et ainsi, semaine après semaine, de nouveaux invités arrivaient sans cesse pour grossir cette vague immense de festivité. Et ce ne fut qu'après avoir vu presque tous les Arabes de la province d'Oran et de nombreuses députations des tribus du Sahara venir poser leur tribut d'hommages et de félicitations au Chef respecté des Hachem, que l'Oued liammam recouvra son aspect coutumier de paix et de tranquillité.

Abd el Kader redevint donc un paisible habitant de la paternelle ketna. Il fit voeu de pieuse réclusion. Aucune vision de grandeur humaine ne se dessinait devant ses yeux. Aucune ambition matérielle ne faisait battre son coeur plus vite. Il en méprisait les séductions. Il consacrait tout son temps à l'étude, sérieusement, inlassablement. Il n'y eut pas de moine cloîtré qui évitât mieux que lui tout contact avec ses semblables. Du lever au coucher du soleil, il quittait rarement sa chambre. Il ne s'interrompait que pour les repas et les diversions sacrées de la prière.

Les oeuvres de Platon, Pythagore, Aristote, les traités des plus fameux auteurs de l'ère des Califes, sur l'histoire ancienne et moderne, la philosophie, la philologie, l'astronomie, la géographie, et même des ouvrages de médecine, étaient parcourus avec ferveur par l'étudiant enthousiaste. Sa bibliothèque se développait sans cesse. Les plus grands esprits l'entouraient. Il n'aurait pas changé l'intimité qu'il entretenait avec eux contre tous les trônes de l'univers.

La mystérieuse puissance qui règle la volonté humaine et fait que le destin de chacun des mortels est soumis à son irrésistible volonté, qui est toute sagesse et toute intelligence, exerçait son invisible influence. Abd el Kader avait renoncé au monde: et, avant longtemps, il allait y surgir comme un de ses protagonistes. Il haïssait la guerre; et pourtant il allait bientôt briller, sur le front des combats, comme son étoile la plus éclatante.

(1) Léon Roches (cf: trente deux ans à travers l'Islam. T. I, p. 140) donne la date du 15 redieb 1223 (début 1808). N.D.T'.
(2) En réalité, ce départ n'aurait eu lieu qu'en 1828. N.D.T.



CHAPITRE VIII
1837

Rien ne témoigne plus nettement de l'immense supériorité dont jouissait alors Abdel Kader, que le fait de pouvoir se targuer de telles prétentions et de formuler de telles exigences. Quelle en aurait été la conséquence réelle, évidente ? Il eut été reconnu comme le Sultan de l'Algérie, alors que les Français auraient vécu (et c'était en fait le cas), comme par tolérance, sur les marges de son empire, bénéficiant du seul avantage de commercer avec ses sujets.

Il faut en même temps se garder d'oublier qu'Abdel Kader était parfaitement au courant de l'état de l'opinion publique en France. Il recevait régulièrement les journaux français. On lui traduisait les débats parlementaires, les articles de fond sur le problème algérien. Il voyait le parti libéral approuvant et soutenant de tout cur le principe posé par son porte-parole, M. Dupin, qui dénonçait Alger comme un legs fatal de la Restauration, et qui devait être évacué, " si, s'écriait-il, nous ne voulons y laisser jusqu'à notre dernier homme, jusqu'à nos derniers fils ".

Du ton général des passages qui lui étaient lus, il concluait que nombreux étaient les hommes politiques français, et parmi les plus influents, qui considéraient la colonisation en Afrique comme une utopie, et regardaient toutes les opérations guerrières qu'on y poursuivait comme autant de sang et d'argent gaspillés, et fermement convaincus que la véritable politique de la France était simplement de tenir quelques points le long de la côte dans le but d'interdire le retour de la piraterie, et d'entretenir des relations paisibles et profitables avec les indigènes. Si nous ajoutons à cela qu'Abdel Kader voyait le Parlement français tirer la conclusion pratique de cette argumentation, en refusant d'autoriser, par ses votes, le dépassement d'un effectif de 30.000 hommes, qu'il apprenait qu'après la désastreuse retraite de Constantine, l'opinion en faveur d'une évacuation immédiate du pays prévalait plus que jamais, comment s'étonner qu'il en vint à penser qu'avec de l'obstination et un peu plus de persévérance, il parviendrait à obtenir des conditions qui le mettraient à même de réaliser l'idée qui lui était chère entre toutes: fonder un Royaume arabe indépendant ?

Les propositions exprimées par Abdel Kader parurent à Bugeaud si totalement incompatibles avec les intérêts français, qu'il décida de mettre en uvre le second terme de l'alternative,-un appel aux armes. Au début de mai 1837, il rassembla toutes ses forces, environ 12.000 hommes, au camp de la Tafna, pour s'y préparer à des opérations offensives. Mais quand il eut fait le compte des ressources dont il disposait, il estima que le service du train des équipages était tellement au-dessous de la tâche qui l'attendait qu'il se crut obligé de suspendre sa marche en avant.

Se procurer des animaux de bât dans l'intérieur du pays était impossible. Il n'y avait pas à espérer davantage d'un renfort expédié de France. Les chaleurs de l été, si fatales aux soldats en campagne, approchaient rapidement. Les délais fixés pour le second siège de Constantine se faisaient pressants. Et il avait promis de dégager, en vue de cette opération, un important contingent de sa petite armée. Le gouvernement de la métropole avait ordonné sa stratégie en se basant entièrement sur l'accomplissement de cette promesse. Aussi humiliante qu'elle fût, la paix avec Abdel Kader devenait une nécessité On informa celui-ci que la porte était encore ouverte aux négociations. Il demanda un délai de quelques jours pour réfléchir.

Devant une décision aussi importante que celle de faire de nouveau la paix avec les Français, bon nombre de raisons se conjuguaient pour persuader Abdel Kader de s'appuyer, dans son action, sur l'expression de la volonté des tribus les plus proches comme des plus lointaines. Le parti des fanatiques l'accusait de nourrir des ambitions personnelles, de sacrifier les principes de la Foi, qui ne souffraient pas de compromis, à des vues égoïstes d'agrandissement. Les rebelles, les hors-la-loi, tous ceux qui, en vérité, préféraient une liberté sans frein aux avantages substantiels résultant d'un pouvoir central bien établi, et qui sentaient que le retour de la paix les mettrait, sans réserve, et sans résistance possible, entre les mains de l'homme qui les réduirait bientôt à une inévitable obéissance - ne cherchaient qu'un prétexte pour s'abriter sous le manteau de la religion, et se rallier aux fanatiques. Avec une habileté qui témoignait de son esprit d'à-propos et de prévoyance, Abdel Kader résolut alors de couper l'herbe sous le pied de ces deux partis. Il émit l'opinion que la demande de la paix ou, plutôt son acceptation, devait être considérée comme une décision nationale. Une assemblée générale fut convoquée sur les rives de l'Abra, le 25 mai 1837; et là, se rendant à cette invitation, vinrent tous les grands Cheiks, les chefs des contingents de cavalerie, les vénérables marabouts, et les guerriers les plus distingués de la province d'Oran.

Voici comment le Sultan ouvrit la délibération:

" Que personne parmi vous ne vienne jamais m'accuser de vouloir faire la paix avec les chrétiens. C'est à vous de décider de la paix ou de la guerre ". Il poursuivit alors en précisant la nature de la correspondance qu'il avait échangée avec Bugeaud; les propositions et les ouvertures qui lui avaient été faites, celles qu'il avait faites de son côté. Il conclut en commentant avec précision chacun des articles de l'ultimatum, qu'il avait lui-même envoyé, le 12 mai, au général français.

Cet exposé fut suivi d'une longue, d'une orageuse discussion. Les fanatiques, et ceux qui étaient secrètement hostiles au Sultan, manifestèrent violemment en faveur de la guerre. Les Marabouts les firent taire en distinguant, avec une opportune subtilité, la paix acceptée de la paix sollicitée. Nulle part, dirent-ils, le Coran ne recommandait de verser le sang inutilement, quand l'infidèle, s'étant soumis, implorait que le sabre fût remis au fourreau. Les Français s'étaient soumis. Ils sollicitaient la paix. Le Sultan avait dicté ses propres termes.

Cette argumentation prévalut. Et c'est par une large majorité qu'il fut décidé que les avantages, dont un état de paix ferait bénéficier la communauté, justifiaient la remise de Blida et de la plaine d'Alger aux Français. Une légère extension des limites dans lesquelles le Sultan avait, dés l'abord, décidé de les contenir, ne présenterait aucun inconvénient pour ]es Arabes. D'autant plus que tout musulman, qui le désirerait, serait libre de quitter les possessions françaises pour le territoire de Sultan. Toutefois, l'exigence d'un tribut par le Gouvernement français fut jugé inadmissible. Peu de temps après, Sidi Sekkal fut envoyé au quartier général français sur la Tafna, porteur des conditions suivantes:

1. Abandon de Blidah;
2. Renonciation à tout pouvoir sur les Musulmans résidant en territoire français;
3. Une certaine extension des frontières françaises.

En même temps Sidi Sekkal fut chargé de faire préciser les limites proposées, et de donner toutes autres explications nécessaires. Bugeaud, convaincu que les nouveaux délais ne lui feraient pas obtenir de meilleures conditions, fut d'accord sur toute la ligne. Sur quoi, le traité devenu célèbre sous le nom de "Traité de la Tafna, " fut rédigé et signé par les deux partis le 30 mai 1837. En voici le texte:

Le traité qui suit a été convenu entre le lieutenant-général Bugeaud et l'Émir Abdel Kader.

Article Premier. - L'Émir Abdel Rader reconnaît la souveraineté de la France.

Art. 2. - La France se réserve, dans la province d'Oran, Mostaganem, Mazagran, et leurs territoires, Oran Arzew, et un territoire, limité comme suit: A l'Est par la rivière Macta, et les marais dont elle sort; au Sud, par une ligne partant des marais précités, passant par les rives sud du lac, et se prolongeant jusqu'à l'oued Maleh dans la direction de Sidi Said; et de cette rivière jusqu'à la mer, appartiendra aux Français. Dans la province d'Alger, Alger, le Sahel, la plaine de la Metidja-limitée à l'Est par l'oued Khuddra, en aval; au Sud par la crête de la première chaîne du petit Atlas, jusqu'à la Chiffa jusqu'au saillant de Mazafran, et de là par une ligne directe jusqu'à la mer, 57 compris Coleah et son territoire - seront français.

Art. 3. - L'Émir aura l'administration de la province d'Oran, de celle du Tittery, et de cette partie de la province d'Alger qui n'est pas comprise, à l'Est, à l'intérieur des limites indiquées par l article 2. Il ne pourra pénétrer dans aucune autre partie de la régence.

Art. 4. - L'Émir n'aura aucune autorité sur les Musulmans qui désirent résider sur le territoire réservé à la France; mais ceux-ci seront libres d'aller résider sur le territoire sous l'administration de l'Emir; de la même façon, les habitants vivant sous l'administration de l'Emir pourront s'établir sur le territoire français.

Art. 5. - Les Arabes habitant sur le territoire français jouiront du libre exercice de leur religion. Ils pourront construire des mosquées, et accomplir leurs devoirs religieux en tous points, sous l'autorité de leurs chefs spirituels.

Art. 6. - L'Émir livrera à l'armée française 30.000 mesures de blé, 30.000 mesures d'orge et 5.000 bufs. La remise de ces denrées se fera à Oran, en trois livraisons: la première, le 15 septembre l 837, et les deux autres tous les deux mois.

Art. 7. - L'Émir aura la faculté d'acheter en France, la poudre, le soufre, et les armes qu'il demandera.

Art. 8. - Les Kolouglis désirant rester à Tlemcen, ou ailleurs, y auront la libre possession de leurs propriétés, et seront traités comme des citoyens. Ceux qui désirent se retirer dans le territoire français, pourront vendre ou louer librement leurs propriétés.

Art. 9. - La France cède à l'Émir, Rachgoun, Tlemcen, sa citadelle, et tous les canons qui s'y trouvaient primitivement. L'Émir s'engage à convoyer jusqu'à Oran tous les bagages, aussi bien que les munitions de guerre, appartenant à la garnison de Tlemcen.

Art 10. - Le commerce sera libre entre les Arabes et les Français. Ils pourront réciproquement aller s'établir sur chacun de leurs territoires.

Art. 11. - Les Français seront respectés parmi les Arabes, comme les Arabes parmi les Français. Les fermes et les propriétés que les Français ont acquises, ou pourront acquérir, sur le territoire Arabe, leur seront garanties: ils en jouiront librement, et l'Émir s'engage à les indemniser pour tous les dommages que les Arabes pourront leur causer.

Art. 12. - Les criminels, sur les deux territoires, seront réciproquement livrés.

Art. 13. - L'Émir s'engage à ne remettre aucun point de la côte à aucune puissance étrangère, quelle qu'elle soit, sans l'autorisation de la France.

Art. 14 - Le commerce de la Régence ne passera que par les ports français.

Art. 15. - La France maintiendra des agents auprès de l'Émir, et dans les villes sous sa juridiction, pour servir d'intermédiaires aux sujets français, dans tous les différends commerciaux qu'ils pourront avoir avec les Arabes.

L'Émir aura le même privilège dans les villes et ports français.
La Tafna, le 30 mai 1837,
Le Lieutenant-Général commandant à Oran.

(Le sceau de l'Émir sous le texte arabe,
Le sceau du général Bugeaud sous le texte français)

Bugeaud avait reçu de son Gouvernement l'ordre formel de limiter Abdel Kader à la province d'Oran; de ne lui céder sous aucun prétexte la province du Tittery, et d'insister sur le paiement d'un tribut.

Voici comment, dans une lettre au Ministre de la Guerre, il s'excusa d'avoir signé un traité qui enfreignait ces instructions:

" Vous pouvez croire qu'il m'en a coûté infiniment d'avoir dû me décider à ne pas suivre vos instructions, en ce qui concerne les limites à assigner à l'Émir. Mais c'était impossible. Soyez assuré que la paix que j'ai conclue est meilleure et probablement plus durable que toute autre que j'aurais pu faire en enfermant Abdel Kader entre le Chéliff et le Maroc ".

Par ce traité, néanmoins, les Français étaient pratiquement réduits à quelques villes maritimes, avec des territoires adjacents étroitement circonscrits; tandis que toutes les forteresses et points d'appui de l'intérieur étaient laissés entre les mains de leur adversaire triomphant et victorieux. En un mot, Abdel Kader possédait ainsi les deux tiers de l'Algérie (1); et outre l'accroissement immense que ce splendide triomphe avait apporté à son influence et à sa puissance, il jouissait maintenant du prestige d'apparaître devant le monde comme l'ami et l'allié de la France.

Les généraux français, qui s'étaient jusqu'alors rapidement succédés à travers les diverses phases de la guerre, avaient en vain cherché à rencontrer cet illustre chef arabe qui, en même temps qu'il soumettait à cruelle épreuve leurs talents militaires, avait suscité, au fond d'eux-mêmes, des sentiments d'admiration guerrière. Cette faveur était maintenant octroyée au Général Bugeaud.

Le 31 mai 1837, le Général, suivi de six bataillons, de toute son artillerie et de toute sa cavalerie, parvint à l'endroit désigné pour le rendez-vous. Abdel Kader n'y était point encore. Cinq heures se passèrent à l'attendre; et personne ne se présentait. Finalement, vers deux heures, plusieurs Arabes survinrent, l'un après l'autre, apportant des excuses diverses: Le Sultan avait été indisposé.... Il s'était mis en route avec quelque retard.... Il songeait à remettre l'entrevue au lendemain.... Il n'était plus très loin.... Il arrivait bientôt....

C'est alors qu'un cavalier apparut, qui demanda au Général de pousser un peu plus loin: Ce ne serait plus long: Le Sultan était tout proche Il se faisait tard, et le Général, qui désirait ramener ses troupes avant la nuit, reprit sa marche en avant. Après un parcours de plus d'une heure, il tomba enfin sur l'armée arabe, qui se composait de plus de 15.000 cavaliers, alignés dans un ordre relatif, au milieu d'une plaine légèrement vallonnée. A ce moment, Bou Hamedi galopa vers lui et lui montra, de la main, sur une colline voisine, le point où se tenait le Sultan, entouré dune importante escorte.

Quelques minutes plus tard, on vit Abdel Kader et cette escorte s'avancer vers le Général. Le spectacle était imposant Près de deux cents chefs arabes, caracolant sur leurs chevaux de guerre, se pressaient autour du Sultan, dont la sobre tenue offrait un contraste frappant avec leurs superbes équipements, leurs armes fourbies de neuf, qui brillaient et étincelaient au soleil. Abdel Kader galopait quelques pas en avant, montant un magnifique coursier noir, qu'il maniait avec une extraordinaire dextérité, le faisant tantôt bondir des quatre fers, tantôt marcher en se cabrant, cherchant manifestement, par ces courbettes et cabrioles, à en imposer par sa maîtrise dans l'art de l'équitation. Quelques Arabes couraient à ses côtés, tenant ses étriers, et les pans de son burnous.

A cet instant, le Général Bugeaud s'élança vers lui en plein galop, s'arrêta, lui serra la main. L'un et l'autre mirent pied à terre, et s'asseyant sur l'herbe, engagèrent la conversation.

Bugeaud - Savez-vous qu'il y a fort peu de généraux qui auraient osé faire le traité que j'ai conclu avec vous ? Mais je n ai pas craint de vous agrandir et d'ajouter à votre puissance, parce que je me sentais assuré que vous n'useriez des grands moyens que nous vous donnons, que pour améliorer la condition des Arabes, et pour maintenir paix et bonne intelligence avec la France.

Abdel Kader - Je vous remercie des bons sentiments que vous nourrissez à mon égard. S'il plaît à Dieu, je ferai le bonheur des Arabes; et si jamais la paix est brisée, ce ne sera pas de mon fait.

Bugeaud. -Sur ce point, je suis votre caution auprès du roi des Français.

Abdel Kader - Ce faisant, vous ne risquez rien. Nous avons une religion qui nous oblige à tenir notre parole. Je n'ai jamais trahi la mienne.

Bugeaud.-Je compte sur elle; et c'est dans cette conviction que je vous offre mon amitié personnelle.

Abdel Kader - J'accepte votre amitié, mais que les Français prennent garde de ne pas écouter les intrigants.

Bugeaud. - l es Français ne sont pas menés par des considérations personnelles, ce ne sont pas les actions isolées de quelques individus qui peuvent rompre la paix: ce ne pourrait être que la violation du traité, ou quelque manifestation notoire d'hostilité. Quant aux attentats individuels, nous y veillerons, et nous les punirons chacun de notre côté.

Abdel Kader - Très bien. Il vous suffira de m'en avertir, et les coupables seront punis

Bugeaud. - Je recommande à vos bons soins les Koulouglis qui peuvent rester à Tlemcen.

Abdel Kader - Soyez rassuré sur ce point; ils seront traités comme des citoyens.

Bugeaud. -Vous m'avez promis de reclasser les Douairs au milieu des Hafras; ce pays ne sera peut-être pas suffisant pour eux.

Abdel Kader - Ils seront établis de manière à ne pas mettre la paix en danger.

Bugeaud. - Avez-vous ordonné de rétablir les relations commerciales avec Alger et autour des villes ?

Abdel Kader - Pas encore; mais j'ai l'intention de le faire, lorsque vous m'aurez mis en possession de Tlemcen.

Bugeaud. - Vous devez savoir que je ne puis le faire avant que le traité n'ait été approuvé par le Roi.

Abdel Kader - Comment, vous n'avez donc pas le pouvoir de traiter ?

Bugeaud - Si; mais il faut que le traité soit approuvé. C'est une nécessité pour vous, comme garantie; car s il n'était fait que par moi, tout autre général envoyé pour me remplacer serait capable de l'annuler; alors qu'une fois le traité approuvé par le Roi, mon successeur sera dans l'obligation de s'y tenir.

Abdel Kader - Si vous ne me rendez pas Tlemcen conformément aux stipulations du traité, je ne vois pas là nécessité de faire la paix: ce ne sera guère qu'une trêve.

Bugeaud - C'est vrai. Mais, avec cette trêve, c'est vous qui y gagnerez; car aussi longtemps qu'elle durera, je ne détruirai pas les moissons.

Abdel Kader - Détruisez-les si vous voulez: cela m'est égal. Je vous donnerai par écrit autorisation de détruire tout ce que vous pouvez, ce ne sera que peu de chose, et il restera encore abondance de grain aux Arabes.

Bugeaud - Je ne crois pas que les Arabes soient de cet avis.

Abdel Kader demanda ensuite quel délai serait nécessaire pour recevoir de France la confirmation du traité.

Bugeaud - Environ trois semaines.

Abdel Kader - C'est plutôt long. Quoiqu'il en soit, nous ne pouvons rétablir nos relations commerciales qu'après la nouvelle de l'approbation du Roi. Alors la paix sera définitive.

Bugeaud - Ce sont vos coreligionnaires qui en pâtiront, car vous allez les priver d'un commerce dont ils ont grandement besoin. Quant à nous, nous pouvons avoir tout ce que nous voulons.

Le Général, qui ne voulait pas, à cause de l'heure tardive, prolonger l'entrevue, se leva pour prendre congé. Abdel Kader restait assis et affectait d'être en conversation avec son interprète, qui se tenait debout à ses côtés. Bugeaud, soupçonnant son intention, le prit par la main de façon familière, et le fit lever en le tirant à lui, tout en disant: " Parbleu, quand un général français se lève, vous pouvez vous lever vous aussi ! "

Ainsi se termina cette singulière rencontre, qui avait permis au général français de satisfaire une curiosité gratuite, quoique pardonnable; mais qui, par suite des retards et des malentendus prémédités qui l'avaient immédiatement précédée, offrit à Abdel Kader l'immense avantage d'apparaître aux yeux de ses compatriotes comme un personnage prestigieux, qui imposait, même au chef des infidèles, l'obligation d'attendre son bon plaisir et sa commodité.

Après avoir serré de nouveau la main du général, Abdel Kader sauta en selle; et les deux armées quittèrent le lieu de la rencontre aux accents d'une musique guerrière, tandis que les Arabes clamaient avec enthousiasme " Longue vie à notre Sultan Abdelkader ! Que Dieu lui donne toujours la victoire ! "

(1) Cette estimation est exagérée (N.D.T.).


CHAPITRE IX

1838

Le traité de la Tafna fut chaleureusement accueilli par le Gouvernement français, qui le considéra comme un coup de maître politique Le peuple français le regarda comme une humiliation. Le premier prétendait qu'Abdel Kader, d'ennemi qu'il était, s'était transformé en allié. Le second y voyait l'abandon criminel d'une province française entre les mains d'une puissance rivale. Pour Abdel Kader, il était la pierre d'angle de l'édifice qu'il construisait, laborieusement, patiemment, depuis si longtemps.

Pendant des années, il avait eu à faire face à une double tâche: dune part donner forme et consistance aux éléments hétéroclites épars autour de lui, en apaisant les querelles de clan, faisant taire les désaccords, réduisant les insurrections; d'autre part, affronter hardiment les formidables attaques d'un ennemi, qui lui était incomparablement supérieur dans tous les dispositifs et les moyens qui élèvent l'art de la guerre à la dignité d'une science. Dégagé de cette pression extérieure, il était à même de s'attaquer aux difficultés intérieures en y concentrant tous ses moyens.

Il se trouvait maintenant en face d'un peuple, qui regardait son émancipation du joug étranger comme le signal d'une licence sans frein, dont la notion de liberté se limitait à celle d'absence de toute discipline, et qui, alors qu'il reconnaissait, jusqu'à l'obéissance, le génie qui était sorti de ses rangs dans la lutte contre l'ennemi, s'en éloignait et s'en défiait, lorsqu'il voyait ce génie prendre ses affaires en main.

Des tribus entières, libérées de la tension harassante, des pénibles exigences, des incessantes obligations, des incertitudes et des hasards toujours renouvelés de l'état de guerre, inclinaient alors à reprendre, chacune de son côté, une existence indépendante et isolée.

Ne songeant, de leur point de vue égoïste, qu'à leurs intérêts personnels, incapables de comprendre que le maintien de cette récente indépendance ne pouvait se mériter que par la persistance des sacrifices qui leur avaient permis de l'obtenir, ces petites démocraties ne pouvaient réaliser ni l'opportunité ni l'utilité d'un gouvernement central, répugnaient à contribuer aux dépenses nécessaires à son fonctionnement.

L'importance de l'organisation que prévoyait Abdel Kader, organisation dont il avait déjà posé les premières pierres, et qui seule pouvait consolider un pouvoir capable de résister de façon permanente aux attaques de l'extérieur - ( et dans sa lucidité, il sentait qu'elles n'étaient que temporairement suspendues ) - exigeait manifestement l'établissement urgent de certains impôts à travers la vaste étendue de pays dont il était à présent responsable.

L'étroitesse d'esprit des Arabes, leur avarice, les empêchaient de voir cette nécessité, et bien qu'Abdel Kader n'eût jamais exigé de ses sujets plus que l'ashur et la zekka, ( tous autres impôts, y compris les droits de douane, étant tenus en abomination par le Coran ), les récalcitrants avaient néanmoins une argumentation toujours prête pour s'exonérer de l'obligation de payer des taxes.

" Ils n'avaient pas besoin, disaient-ils, de toute cette législation; ils pouvaient s'occuper de leurs propres affaires. Si la guerre éclatait de nouveau, alors il serait bien temps pour le Sultan de les inviter à payer leurs contributions. Mais pourquoi les paieraient-ils en temps de paix ? Que les Turcs eussent toujours été avides d'argent, voilà qui était naturel et compréhensible. Les Turcs avaient tous des harems d'une centaine de femmes chacun, des danseuses, des éphèbes, et tout un train de vie très coûteux à maintenir ".

" Le nom d'un Turc, " arguaient-ils, " était, est et sera toujours, aussi longtemps que cette peste existera, synonyme d'infamie et de corruption. Mais pourquoi Abdel Kader aurait-il donc besoin d'argent ? Il n avait qu'une seule femme. Il passait ses jours et ses nuits, quand il n'était pas à la guerre, en étude et en prière. Ses jardins de Cachero étaient plus que suffisants pour faire face à toutes ses dépenses ".

Abdel Kader eut vite fait de réduire à la raison les contradicteurs qui se trouvaient à sa portée. Il ne permit jamais à leur opposition de dépasser les limites du grommellement. Mais dans les provinces lointaines, qui ne dépendaient de lui

que depuis peu et sur lesquelles il n'avait jusque là exercé que l'influence qu'il devait à ses hauts faits, cette doctrine avait, en de nombreuses régions, pris forme et substance.

Dans les parties méridionales de la province du Tittery, ses demandes pour des contributions régulières furent catégoriquement repoussées, et un parti se forma pour résister à leur perception, parti mené par un certain Mochtar, chef Saharien des environs de Boghar; les Beni Mochtar, les Beni Nail, les Beni Mousa, les Beni Abid, les Zenekara, formaient une redoutable confédération. Abdel Kader vit qu'il n'avait pas un instant à perdre, qu'il devait écraser l'opposition sans délai, ou renoncer à son sceptre.

Il rassembla des contingents levés dans les tribus fidèles de la province d'Oran, ce qui lui fournit une force effective de 8.000 cavaliers et 1.000 fantassins, puis il donna l'ordre à Ibn Allal, son Khalifa à Miliana, de le rejoindre dans la région des Zenekara avec tous ceux, réguliers et irréguliers, qu'il avait sous ses ordres. La totalité de la force ainsi rassemblée représentait 12.000 cavaliers et 2.000 fantassins avec quelques pièces de canon.

Dans sa marche vers le point de ralliement, il passa par Mascara. Sa femme, qui ne l'avait pas vu depuis de nombreux mois, lui envoya des messagers pour le supplier de faire un détour, ne fût-ce que d'une journée. Stoïque, il répondit qu'il avait épousé sa patrie et poursuivit sa route. Telles étaient la ferveur de sa détermination et l'obsession de son exclusive soumission à son devoir, que plus de deux mois s'écoulèrent avant qu'il ne se donnât le loisir d'aller voir sa famille.

Avant de recourir à la force, Abdel Kader essaya de la persuasion. Il écrivit aux tribus rebelles, les conjurant au nom du Prophète, d'obéir à la loi, d'imiter la discipline du Nord et de l'Ouest, et de prendre garde aux pernicieux conseils des intrigants. En même temps, il promettait d'oublier le passé si, revenant à de meilleurs sentiments, ils venaient se présenter à lui avec " des chevaux de soumission ".

" Ne vous fiez pas au nombre de vos guerriers, concluait-il, car seraient-ils deux fois plus nombreux que je les réduirais; Dieu est avec moi et c'est à Lui que j'obéis. Ne vous flattez pas de pouvoir m'échapper. Je vous jure que pour moi vous n'êtes pas plus qu'un verre d'eau entre les mains d'un homme mourant de soif ".

La lettre ne produisit aucun effet, et Abdel Kader passa à l'attaque. La bataille dura trois jours. Finalement les rebelles cédèrent, et se dispersèrent. Les Beni Antar tinrent quelques jours derrière des retranchements, qu'ils avaient aménagés sur ce qu'ils s'imaginaient être des hauteurs imprenables, dans les réduits montagneux qui entourent Boghar; mais ils furent réduits à leur tour. Ibn Mochtar se rendit, et vint en personne implorer le pardon du Sultan. Non seulement il obtint sa grâce, mais à sa surprise, il fut nommé Khalifa du Sultan pour les tribus soumises. Il ne cessa d'être un des partisans les plus fidèles d'Abdel Kader.

Ce succès, fut, comme d'habitude, suivi d'une nouvelle vague de soumission. Toutes les tribus, le long des frontières méridionales de la province de Constantine, envoyèrent des députations au Sultan. l'invitant à venir parmi elles. Seules, sa modération et sa bonne foi, aussi bien que son adhésion loyale au traité de la Tafna, l'empêchèrent d'aller faire flotter son drapeau jusque sous les murailles de Constantine.

Abdel Kader s'en revint alors à Médéa. Il y fit une entrée triomphale. Sur des kilomètres avant d'arriver aux portes, le chemin était encombré de milliers d'Arabes venus en foule de tous les villages à l'entour, pour jouir de la vue du chef tout puissant dont la renommée était depuis longtemps chose familière à leur imagination. Des cris de: " Longue vie à notre victorieux Sultan Abdel Kader ! " résonnaient au loin, et annonçaient, longtemps avant, sa marche vers la cité. Là, de nouvelles manifestations d'enthousiasme l'attendaient. Des guirlandes de fleurs étaient semées sur son chemin, et des jets d eau parfumés se croisaient au-dessus de sa tête. Il alla droit à la mosquée pour y prier et y prêcher.

Pendant des semaines, offrandes et présents affluèrent de toutes parts. Les grands Cheiks, les Marabouts, les Cadis du Littery, ( certains étaient même venus d'Oran ) menés par les Khalifas des districts, vinrent en cortège offrir leurs félicitations au Sultan victorieux. Beaucoup considéraient alors qu'Abdel Kader touchait au sommet de la grandeur. Lui-même envisageait sérieusement de se retirer de la vie publique. Mais il restait tant à faire avant qu'il ne pût, en conscience, se démettre de la tâche qu'il avait juré d'accomplir ! Toute son attention se tournait maintenant vers un obstacle qui, depuis longtemps, irritait et blessait ses ambitieuses espérances. Très loin vers le Sud et le grand Sahara, dans la province de Laghouat, à environ 200 milles d'Oran, résidaient une dizaine de puissantes et populeuses tribus appelées les Beni Arash. Aussi longtemps que ces batailles et ces tourmentes avaient fait rage dans le Nord, elles s'étaient tenues, impassibles, à l'écart de la lutte passionnante dans laquelle leurs compatriotes. étaient engagés. En vain et à maintes reprises, Abdel Kader leur avait-il donné l'ordre d'envoyer leurs contingents de cavalerie.

Le plus considérable de leurs chefs, le marabout El Hadj Mohammed Ibn Salem El Tejini, refusait obstinément d'admettre l'idée de la nécessité d'un Sultan Arabe dans le pays. Il laissait ainsi toutes les lettres d'Abdel Kader sans réponse, sans même daigner entendre les ordres qu'il donnait pour la remise des contributions exigées par la loi à son représentant. Se croyant à l'abri, grâce à sa citadelle et aux sables de son désert, des entreprises d'Abdel Kader, il se raidissait dans son attitude de défi. En outre, sa confiance était entretenue par le fait qu'il était en possession d'une ville -Ain Maadi- solidement fortifiée selon l'usage des Arabes.

Cette place avait été à plusieurs reprises, assiégée par les Turcs et leur avait fait subir des échecs répétés. En 1826 le frère de Tedjini avait même, à son tour, attaqué les Turcs et menacé Mascara. Il avait déjà pris pied dans la ville, lorsque Hassan Bey vint à la rescousse. Tedjini rassembla ses forces dans la plaine d'Eghrees, et y livra combat à son adversaire, mais il fut battu et massacré. Hassan s'avança sur Ain Maadi mais Hadj Mohammed, qui avait succédé à son frère dans le commandement des tribus, le força de se retirer. Depuis ce jour, Mohammed Tedjini s'était comporté en petit souverain indépendant.

Ain Maadi ne comportait que trois cents maisons; mais la ville avec sa Casbah, ou sérail, était ceinte de murailles épaisses et flanquée de tours. Tout autour s'étendaient des jardins, qui faisaient partie, eux aussi, du dispositif de défense. La source d'Ain Maadi à laquelle la ville devait son nom, bien qu'à quelque distance, déversait ses eaux limpides dans la Casbah. Des puits et des citernes subvenaient aux besoins des habitants.

Abdel Kader se trouvait encore à Médéa quand un certain Hadj Aissa, de Laghouat, accompagné de plusieurs chefs des Beni Arash, vint lui offrir des présents, et des chevaux de soumission. El Hadj déclara, que grâce à l'influence qu'il exerçait sur la majorité de ses tribus, la plupart d'entre elles souhaitaient reconnaître Abdel Kader comme Sultan, et qu'il lui suffisait de se montrer au milieu d'elles pour être chaleureusement accueilli. Satisfait d'une adhésion, qui représentait un témoignage si flatteur de l'influence de son nom dans la province de Laghouat, Abdel Kader fit d'Aissa son Khélifa pour ces oasis du Sud et lui remit des proclamations à distribuer, dans lesquelles il invitait les Beni Arash à obéir à ses lieutenants. Après quoi, il lui donna congé avec l'assurance qu'il irait bientôt, en personne, recevoir l'allégeance proposée.

Le temps était, pour lui, venu de diriger ses coups contre Tedjini. Le 12 juin 1838, il se mit en marche vers Ain Maadi, à la tête de 6.000 cavaliers, 3.000 fantassins, 6 mortiers et trois pièces de campagne. La place fut atteinte après 10 journées de marche pénible à travers d'immenses déserts sablonneux. Tedjini, surpris, n'avait fait aucune préparation pour soutenir un siège. Il eut à peine le temps de fermer les portes, et de mobiliser tant bien que mal les 600 Arabes qui se trouvaient alors à l'intérieur des murs. Pendant quelques temps, il essaya de défendre les jardins avec des francs-tireurs qui, en opérant des sorties nocturnes, étaient à même, par leur connaissance des lieux, de harceler l'ennemi dans ses avant-postes. Mais i! dut y renoncer progressivement, et les assiégés furent bloqués à l'intérieur de leurs remparts. Le Sultan donna l'ordre d abattre tous les arbres. Des batteries furent dressées dans les clairières ainsi pratiquées: et le feu commença. Le quatrième jour, l'ingénieur européen, qui dirigeait cette opération, déclara que la brèche pratiquée était suffisante. Un détachement d'assaut fut constitué: mais le lendemain on trouva la brèche réparée. A plusieurs reprises, la brèche, sitôt faite, fut ainsi comblée.

Le quinzième jour, Abdel Kader lança un défi à Tedjini lui proposant de sortir de ses murs et de le combattre sur le front des deux armées, alignées pour assister à la rencontre.

Le sort de la place, suggéra-t-il, dépendait de l'issue de ce duel. En dépit de sa jeunesse et de sa bravoure, Tedjini se refusa, prudemment, à cette épreuve. Alors Abd El Kader commença de creuser une mine, qui finit par atteindre la muraille. Tedjini fit une contre-mine; plusieurs rencontres sérieuses prirent place dans ces galeries de mine.

Le siège se prolongea ainsi pendant des mois; entre-temps, les braves défenseurs survivaient péniblement à l'aide des petites provisions de blé et d'orge, qui suffisaient à peine à les empêcher de mourir de faim. De leur côté, les assiégeants dépendaient, pour leur ravitaillement, de convois venant du Nord, convois qui menaçaient d'ailleurs d'être interceptés. Plus de deux mille cavaliers s'employaient constamment à les protéger à travers le Sahara. El Hadj ne rendit pas le moindre service, révélant ainsi ce qu'il était: un imposteur.

Finalement, les deux camps étaient en train de périr d'épuisement pur et simple. Leurs munitions étaient pratiquement épuisées. L'anxiété d'Abdel Kader était extrême. Il s était déjà souvent trouvé dans des situations angoissantes et difficiles; mais il ne s'était encore jamais vu engagé dans une lutte susceptible d'entraîner d'aussi graves conséquences. Il n'ignorait pas que, s'il avouait son échec en levant le siège, il aurait tout le Sahara sur les bras; et il déclara qu'il mourrait sur les lieux plutôt que de renoncer.

A cet instant critique, Abdel Kader eut la joyeuse surprise de recevoir, de ses alliés français, de nouvelles quantités de munitions, et trois pièces de siège. Une difficulté était survenue à propos de l'interprétation d'un article du traité de la Tafna; et le Gouverneur général espérait voir le Sultan accepter sa version du passage litigieux, grâce à l'aide généreuse qu'il lui apportait ainsi en cette extrémité. Cette opportune assistance fit pencher la balance qui, jusque-là, était restée fort indécise.

Tedjini se rendit. Le 17 novembre 1838, il signa avec Mustapha Ibn Thamy, le beau-frère du Sultan, un traité par lequel il s'engageait à évacuer Ain Maadi dans les huit jours, et à se retirer à Laghouat avec sa famille et ses compagnons les plus dévoués. Son fils aîné resterait en otage, dans le camp du Sultan. A l'expiration du délai, Abdel Kader rasa la ville.

Deux tribus des Beni Arash, situées dans son voisinage immédiat, envoyèrent sur le champ l'Ashur et la Zekka. Les autres tribus persistèrent dans leur refus. Une terrible sanction les attendait.

Abdel Kader fit part de sa victoire à son représentant à Oran, Hadj il Taib, (1) dans un message dont voici l'essentiel:

" Dieu nous ayant donné la mission de veiller sur le bien-être des Musulmans, et de guider tous ceux qui, dans ce pays, suivent la loi de notre Seigneur Mohammed ( que vers lui montent nos prières et nos salutations ), nous avons pénétré dans le Sahara-non pour nuire aux vrais croyants, non pour les humilier et les détruire-mais pour réveiller leur foi, pour raffermir les liens qui les unissent, et pour établir l'ordre.

" Tous ont suivi notre appel, et ont obéi dans la mesure où les circonstances le leur ont permis. Seul Tedjini a refusé. Nous nous sommes trouvés face à face avec ceux qu'il avait égarés. Ils se préparaient à nous combattre. Nous les avons conjurés, pour l'amour de Dieu et du Prophète, de venir à nous. A cet effet, nous leur avons remis en mémoire certains des versets du Livre Sacré. Tout cela fut en vain, et nous avons désespéré de leur conversion. En même temps, nous avons craint, par notre indulgence, de manquer le seul but que nous visions: rallier tous les Arabes autour d'un centre commun instruire les ignorants dans la loi du prophète, empêcher, parmi eux, la contagion des mauvais exemples, les préserver des influences corruptrices de certaines villes ,et leur permettre à eux-mêmes, à leurs femmes, à leurs enfants, de vivre en paix et en sécurité.

" C'est pourquoi, dans l'exercice de notre droit souverain et puisque ce droit était lésé, nous avons donné l'ordre à nos soldats victorieux de les combattre. La religion l'exigeait. Ils prirent la fuite devant nos troupes. Une fois encore ils refusèrent de s'incliner. Tedjini déclara qu'il comptait sur la force de ses remparts et le courage de ses partisans La place subit alors un siège rigoureux. Nos sapeurs ayant atteint le pied des remparts, les habitants, consternés, implorèrent leur pardon et leur salut. Quoiqu'ils nous eussent trompé plus d'une fois, l'un et l'autre leur ont été accordés. Car le Très-Haut a dit: "Pardonne et oublie". Nous espérons qu'Il se souviendra de notre conduite en cette occasion, et nous fera miséricorde à cause du sang que nous avons épargné, et des femmes dont nous avons protégé la chasteté.

" Le pardon fut accordé à tous les habitants, à condition qu'ils quittent la ville et aillent s'établir ailleurs, là où il leur plairait. Tous sont partis. Tedjini s'est rendu à Laghouat avec son harem et ses enfants, mais son fils aîné est resté comme otage entre nos mains. Puisse Dieu nous octroyer toujours la victoire, et nous préserver du malheur.

" O Musulmans, priez Dieu pour votre Sultan. Il ne travaille que pour votre sauvegarde. Réjouissez-vous, et demandez à Dieu de l'affermir et de le confirmer. Ayez confiance en Sa divine commisération. Lisez le chapitre du Coran "Amran", et dites: O Toi qui commandes à l'univers, Tu donnes et Tu reprends suivant Ta volonté, Tu choisis et Tu élèves, suivant Ton bon plaisir. En Tes mains, tout est bien. Toi seul es tout-puissant. Tu changes la nuit en jour, et le jour en nuit Tu apportes la vie au sein de la mort. Tu donnes prospérité à qui Tu veux et comme Tu veux. O Musulmans, ne cherchez pas vos protecteurs parmi les infidèles, ne les cherchez que parmi les vrais croyants ".

Abdel Kader s'en retourna à Mascara. Mais l'attitude de défi et les démonstrations hostiles des Beni Arash, qui avaient déjà eu l'impudence d'attaquer ses convois, le préoccupaient. Il avait, en outre, la preuve indiscutable qu'ils étaient entrés en correspondance avec les Français. D'après les préceptes du Coran, ils méritaient la mort. Après avoir accordé à ses troupes quelques semaines de repos, il annonça une expédition; 5.000 cavaliers, et seulement des cavaliers, reçurent l'ordre de se tenir prêts.

Au jour fixé, ils se rassemblèrent dans la plaine d'Eghris. Pas un seul ne savait, ou ne devinait quelles devaient être la nature et la direction de l'expédition. C'était le plein hiver. Chaque homme avait reçu l'ordre de se munir d'un sac de blé et d'un sac d'orge, et rien de plus. Au coucher de soleil, Abdel Kader apparut, sauta en selle, et prenant un trot allongé, emmena ses hommes vers le Nord-Ouest.

Il fit bientôt nuit. En avant, quatre hommes portaient des lanternes fixées à la pointe de leurs lances Les lanternes, allumées, étaient voilées par devant, mais à l'arrière, leur lueur se distinguait au loin jusqu'aux derniers rangs de la chevauchée.


Soudain l'ordre fut donné d'une contremarche, et le détachement prit la direction du Sud-est. La première direction n'avait été qu'une feinte. A minuit, la colonne atteignit un ruisseau. Tout le monde mit pied à terre. On donna à manger aux chevaux. Abdel Kader et ses hommes écrasèrent leur grain du mieux qu'il purent entre des pierres, firent une pâte de farine et d'eau, et se restaurèrent. Après cette halte de trois heures, les troupes reçurent l'ordre de se remettre en selle. De nouveau, et jusqu'au milieu de la journée, ils marchèrent d'un trot rapide, qui de temps en temps, s'accélérait jusqu'au galop. Une courte halte fut faite à nouveau, et l'expédition repartit à la même allure jusqu'aux approches de minuit. Seulement alors, on mangea et se reposa. Ils poursuivirent ainsi leur course quatre jours et quatre nuits.

Lorsque l'aube se leva sur le matin du cinquième jour les immenses campements des Beni Arash se découvrirent soudain à leurs yeux, s'étalant au loin vers l'horizon. Plus de dix mille tentes couvraient les plaines. Les Arabes dormaient. Une clameur sauvage, interminable, les arracha à leur sommeil. Ils se précipitèrent pour voir ce qui se passait, et virent avec terreur une masse de cavalerie fondre sur eux comme l ouragan.

Les cris délirants de: " Abdel Kader ! Abdel Kader ! " emplissaient l'air de tous côtés. Les femmes et les enfants se précipitaient dans toutes les directions en poussant des hurlements. Décontenancés, stupéfiés, les hommes semblaient avoir perdu leurs sens: Les uns, d'instinct, couraient vers leurs armes d'autres sautaient sur leurs chevaux. Mais avant qu'ils n'aient pu se remettre et se rassembler, la tempête était sur eux. " Epargnez les harems, s'écria Abdel Kader, tout en menant l'assaut, mais pour ce qui est de ces chiens, traitez-les comme ils le méritent ".

Refoulant les Beni Arash devant eux comme un troupeau de moutons, les chargeant, les chassant dans toutes les directions, Abdel Kader et sa cavalerie eurent tôt fait de s'assurer de la personne des principaux cheikhs. Emu par leurs pitoyables supplications et leurs assurances solennelles de se bien conduire dans l'avenir, Abdel Kader leur épargna généreusement la peine capitale. Mais les tribus furent tenues de payer, sur le champ, cinq années d'arriérés sur l'Ashur et la Zekka, et de fournir une contribution de 4.000 chameaux et 30.000 moutons. Instruits par cette leçon, les Beni Arash devinrent désormais les plus fidèles partisans d'Abdel Kader, et le demeurèrent jusqu'à la dernière heure. (...)

(1) Hadj El Habib.
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Extraits de La vie d'Abd-El-Kader de Charles-Henry Churchill (1867) - Pour d'autres extraits, lire le chapitre : Abd el-Kader, le plus chrétien des Sultans



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