Extrait du livre "Kemal Ataturk " d'Amexandre Jevakhoff
Nous sommes en 1925 (...)
Pendant une semaine, à Çankiri, Kastamonu et Inebolu, dans cette région
réputée pour son conservatisme au nord-ouest d'Ankara, Kemal prêche la
révolution du chapeau.
Retours en arrière. 1829, trois ans après les soldats, le sultan Mehmed
II oblige tous les fonctionnaires à porter le fez : il regarde vers
l'Occident et décide de remplacer le turban traditionnel.
La décision soulève un véritable tollé : le fez, porté par les Roums (les chrétiens), transformerait le musulman en infidèle.
1908
: envoyé par les unionistes en Tripolitaine, Kemal passe par la Sicile
; des enfants bombardent d'écorces de citron ce voyageur coiffé d'un
fez. 1910 : Mustapha Kemal se rend en France, pour assister aux grandes
manœuvres de Picardie ; à la gare de Belgrade, les petits marchands
ambulants raillent l'un de ses compagnons, coiffé du fez rouge.
À Paris, son ami Fethi, alors attaché
militaire en France, attend Kemal pour le présenter au ministère de la
guerre. De sa chambre d'hôtel, l'officier sort en pantalon de golf,
veste de sport, des escarpins aux pieds et un chapeau tyrolien sur le
crâne. Fier, souriant et européen ...
Quinze ans après, son goût pour l'élégance et sa passion pour la «
civilisation européenne » n'ont pas varié. Entretemps, le peuple turc
a retrouvé son orgueil : « Chaque paysan d'Anatolie, note un diplomate
britannique, sait que Mustapha Kemal a jeté les Grecs à la mer et
chaque habitant des villes qu'Ismet a signé un traité avec l'Entente
qui a mis fin aux privilèges des étrangers. »
La création de la République et l'abolition du khalifat ont commencé à
libérer les esprits, à les régénérer. Le Turc peut dorénavant
comprendre son retard par rapport à la « civilisation », l'admettre et
le supprimer, dans la réalité la plus quotidienne : le costume.
Avec une dextérité remarquable, dès le lendemain de sa première visite,
alors que son apparition, panama à la main, faisait disparaître les
premiers fez, Kemal flatte l'orgueil du peuple et de l'armée. En
uniforme de maréchal décoré de la seule médaille de l'indépendance, il
visite une caserne ; dans un dortoir, Kemal voit un panneau sur lequel
est écrit « un Turc vaut dix ennemis ».
« Est-ce vrai ?» demande-t-il à un officier. « Oui, mon pacha. »
« Non, je ne le pense pas. Un Turc vaut le monde entier ! » Le Turc est fort ; il doit être civilisé ».
par-dessus, se trouve un tissu brodé. « Tout cela rapporte de l'argent
aux étrangers » Kemal continue. « Nous devons être des hommes
civilisés. Nous avons beaucoup souffert car nous n'avons pas compris le
monde. Nos idées et notre manière de pensée doivent être civilisées,
des pieds à la tête (…). Qu'on le veuille ou non, nous
avancerons, c'est une obligation. La nation doit le savoir, la civilisation est un jeu tellement fort qu'elle brûle et détruit ceux qui lui restent indifférents. »
Le 27 août, dans le salon des Foyers turcs, Kemal prononce le « discours du chapeau
». L'exaltation de la souveraineté nationale, la dénonciation du
khalifat et de la société religieuse : le discours débute par des
thèmes connus. Vient ensuite l'affirmation fondamentale :
« Le peuple turc, sur lequel est construite la République turque, est
civilisé. C'est un fait historique, c'est une réalité. » S'adressant à
son auditoire d'hommes et de femmes, les uns en tenue traditionnelle,
les autres en costume européen :
« Notre tenue est-elle nationale ? » « Non, non !» « Notre tenue est-elle civilisée et universelle ?» « Non, non ! »
Kemal présente alors « la » tenue, nationale, civilisée et universelle
: « Des escarpins ou des bottines aux pieds, un pantalon sur les
jambes, un gilet, une chemise, une cravate, un faux col et
naturellement, pour compléter tout cela, un couvre-chef qui vous
protégera du soleil. Je vais vous le dire franchement. Le nom de ce
couvre-chef (il montre son panama) est "chapeau" ; comme redingote,
comme bonjour, comme smoking, comme frac, voilà notre chapeau !
Certains disent que ce n'est pas possible ; Je vais leur dire qu'ils
sont ignorants et sans expérience et je voudrais leur demander :
pourquoi porter le couvre-chef grec (le fez) serait-il possible, alors
que porter le chapeau ne le serait pas ? »
La civilisation kemalienne ne s'arrête ni au chapeau, ni au costume :
"Dans les villages mais aussi
dans les villes et les bourgs, j'ai constaté que les yeux et les
visages des femmes, nos camarades, sont complètement couverts.
Particulièrement en cette période chaude de l'année, cette pratique,
j'en suis sûr, leur crée de la peine et de l'angoisse.
Mes amis ! tout ceci résulte un
peu de notre égoïsme. Nous être très honnêtes et attentionnés. Mais,
chers camarades, nos femmes sont sensibles et réfléchies comme nous.
Après nous être inspirés de leur moralité sacrée, leur avoir expliqué
notre principe national et les avoir éclairées, l'égoïsme ne sera plus
nécessaire. Qu'elles montrent leurs visages au monde et qu'elles
regardent le monde avec attention. Il n'y a rien à craindre."
--
En l'honneur de Kemal, on organise des « cérémonies de déchirement du fez »
et on lui offre un chapeau produit localement
--
Du côté des fonctionnaires et de la foule
innombrable qui l'accueille, Kemal n'a rien à craindre. Dès
l'apparition de son panama, les fez disparaissent, certains sont même
déchirés, et tous partent à la recherche d'un chapeau ou de ce qui peut
lui ressembler.
Kemal, pourtant, ne s'illusionne pas. À la veille de son retour, il
attaque violemment les sectes et confréries dont le pouvoir irrigue
l'Anatolie :
« Nous savons que les cheik, les derviches et les murit ne sont pas liés au pays et à la République turcs.»
Il menace :
« L'objectif des réformes que nous avons réalisées et que nous
réalisons est la transformation du peuple de la République turque en
une société moderne, aussi bien dans la forme que dans le fond. Tel est
l'objectif principal de nos réformes. Les mentalités qui n'acceptent pas cette réalité devront être détruites. »
Bursa, Balikesir, Izmir, Usak et Konya, pour une deuxième tournée du
chapeau. En l'honneur de Kemal, on organise des « cérémonies de
déchirement du fez » et on lui offre un chapeau produit localement.
(...)
Commentant la tournée, les diplomates britanniques saluent le volontarisme de Kemal :
« Le Gazi (Ataturk) est,
naturellement, un homme dont la force et la détermination sont
inhabituelles ; il bénéficie d'un mélange de courage et de prudence qui
le conduit à frapper durement, mais seulement quand il croit que son
coup atteindra son but. Un patriotisme absolument authentique l'inspire
et il souhaite, sincèrement, renforcer la force et la prospérité du
pays ; simultanément, il est convaincu que lui seul est en mesure
d'effectuer la grande tâche de la reconstruction.»